Le premier texte de ce nouveau recueil s’intitule « Soliloque ». La narratrice s’interroge sur elle-même, dans un long monologue en boucle, où quelques digressions ne parviennent pas à l’entraîner hors des rails. Dans le second, une narratrice encore explique son errance entre trois supérettes ouvertes 24 heures sur 24, dans lesquelles elle prend soin de ne pas se laisser découvrir, ou envahir. Elle s’organise un circuit en rapport avec les évènements qui surviennent dans sa propre vie comme dans celle des propriétaires ou des vendeurs qu’elle croise dans ces magasins. Dans la troisième nouvelle, la plus étrange, une jeune fille emménage dans une pension où sa vie s’organise sur le modèle de celle de ses quatre co-locataires. Comme dans un ballet, le mouvement collectif se déploie en éventail, dans un geste qui va s’élargissant pour former au final un cercle complet, une illusion d’optique où toutes les particularités potentielles se fondent dans l’unanime tournoiement collectif : c’est un vertige, celui de l’anonymisation, de la perte d’identité autre que collective, on n’existe plus en tant qu’individu même si cette conscience de soi est la seule preuve de vie qui nous reste. D’ailleurs, la quatrième nouvelle interrompt brutalement la ronde : c’est un narrateur cette fois, un enfant encore, qui réclame à son père toujours le même récit : comment suis-je né ? Cette quête de l’origine permet à l’auteure, grande manipulatrice, d’appuyer sur la touche retour autant de fois qu’elle le souhaite, pour donner à l’enfant autant de récits d’origine possibles. Le lecteur n’est plus là entraîné dans le creusement d’un sillon sans fin, mais les yeux rivés sur l’écran, il se voit infliger, comme dans le mythe de l’histoire dont on est le héros, un, deux, trois scénarios que le personnage du père-conteur effile et affine avec le rasoir dont il se sert pour effiler les cheveux de son petit garçon. Lorsqu’enfin l’enfant s’endort, c’est en rêve que ces différentes histoires s’entremêlent comme pour mieux en souligner l’illusion.
Un individu, femme ou homme, qui se cherche, cherche à connaître son origine, interroge son identité, ses souvenirs, ses habitudes ou ses manies, les siennes et celles des autres, dans lesquelles il se retrouve, comme un écho, un reflet, comme dans les miroirs de foire , et des réponses qui sont elles aussi des variations, en fugue infinie ou en boucle sans issue : tel est le motif d’écriture de Kim Ae-ran, qui sourd comme l’angoisse et s’épanouit comme le sang. Une écriture de l’in-quiétude, un bouillonnement permanent, de la pensée comme des rêves, avec pour encadrement, et limites, les contours d’une vie étriquée, enfermée, dans l’espace et dans le temps. Des « galeries de portraits » écrit Kim Ae-ran, écrites par Kim Ae-ran, des énumérations sans fin comme des typologies, la description sans appel d’une société qui n’est plus constituée que d’individus isolés, et qui vivent comme des fantômes.
Les lieux de Kim Ae-ran, supérettes, métro, chambres d’une pension anonyme sont des lieux d’effacement, de standardisation, où l’individu n’a plus que lui-même comme interlocuteur, et comme référence, où l’autre est perçu comme un envahisseur potentiel, un prédateur, un voleur. Sans relations, sans communication, sans échanges, comment se construire ?
Cette écriture qui creuse un sillon, épuisante mais magnétique. Ces décors artificiels, rêves ou leurres, qui se prolongent ou se dédoublent. Ces monologues où le narrateur/la narratrice interroge un je souffrant et inquiet, toujours décalé par rapport à la norme. L’ensemble constitue une forme narrative d’une obsessionnalité rare, où le vertige entraîne le lecteur fasciné. Le détachement apparent avec lequel l’auteure déploie ainsi sa mythologie personnelle peut paraître malicieux, mais aussi cruel. Chez Kim Ae-ran, la lame affûtée du couteau, dernier motif de « Soliloque », est toujours prête à trancher. Dans le vif.