..il découvre que l’un des membres de l’entreprise, le Dr Kwon, se rend régulièrement devant un placard pour y sortir une pile de dossiers : le fameux placard n°13. Ce dernier contient les entretiens des « symptomatiques », une cohorte de personnes étonnantes. Après avoir été surpris à feuilleter les dossiers, le narrateur va être chargé de leur gestion. C’est alors qu’au travers de situations incongrues, il redécouvre une société dans son étrangeté et s’implique petit à petit dans les vies de chacun.
À travers le concept de placard, les choix narratifs de Kim Un-su nous introduisent une idée précise de son but scientifique et social, faisant du placard le cadre qui focalisera notre attention en attisant notre curiosité. Qui peut résister à l’idée d’ouvrir un placard fermé ? Si on compare le terme anglais et le terme français il apparaît que le Placard, dans la langue de Molière porte l’idée de fourre-tout : « Après tout, ce n’est jamais qu’un placard. » On ne range pas les livres d’une bibliothèque dans un « placard banal » ou un « placard moche quoi ». On y range ce qui encombre le passage, ce qui n’a pas sa place ailleurs. Or dans la langue de Shakespeare, The Cabinet, porte un sens scientifique et ethnologique qu’on lui connaît en France avec les Cabinets de Curiosités. Loin de mettre en avant le côté « monstrueux » car son « […] intention n’est nullement de présenter des bêtes de foire au voyeurisme des médias ni de raconter des histoires fantastiques. », ici, le Placard est la norme dans laquelle on « range » ce qui lui correspond, un aménagement crée exprès pour son contenu. Et tout comme deux objets, côte à côte, influent sur la lecture de l’un et l’autre, Kim Un-su possède une écriture faite de parallèles dans lesquels se distillent un regard acerbe sur ses contemporains à l’instar d’un peintre de portrait qui ne s’éloigne que très peu de son modèle. Confrontés à l’illusion, ses protagonistes saugrenus orchestrent le conflit de l’humain piégé et de sa place dans le monde ; celui qu’il se crée et celui qui est déjà crée, sans pouvoir être modifié.
Loin des discours classiques sur le culte des apparences à l’ère contemporaine en Corée, Kim Un-su use de l’ironie afin d’interroger la perception de l’identité en termes de goûts, nous rappelant que dans une communauté formatée l’on se sent vivants par le goût des choses. Il expose l’humain « à nu » face à ce qui vient de la société et le constitue. Nous sommes ce que nous renvoyons aux autres et l’apparence est une grande norme culturelle. Kim Un-su souligne donc les travers de sa société en transposant ces derniers sous le couvert de besoins vitaux tel que manger ou boire, soulignant le fait que ces travers sont si ancrés qu’ils en deviennent interne à notre logique de fonctionnement. Cette logique, loin d’avoir été stoppée, a été plus qu’encouragée par la chirurgie esthétique et les canons de beauté stéréotypés, soutient majeur d’une légion de cosmétiques novateurs pour la jeunesse perpétuelle, ou encore le « bien se comporter » en public. En somme bien paraître nous permet de glisser en société tandis que notre reflet lui, nous ralenti petit à petit car on le fuit quand on le rencontre et l’on creuse la distance entre ce qu’est l’être humain et ce qu’il laisse paraître au 21eme siècle, parfois de façon irréversible jusqu’à créer une réalité alternative, amas des « symptômes » de notre vie malade et insatisfaite, cocon des résidus de ce que nous sommes.
L’auteur s’immisce dans cette réflexion en greffant des attributs sur le corps humain comme si la société et ses problèmes faisaient corps avec l’homme. Après que l’homme ait été porté par la société, il devient le véhicule de la société. Par là Kim Un-su pointe du doigt le mal-être de ses contemporains. Les symptomatiques sont des pansements, crées comme des fenêtres ouvertes sur l’incompréhensible, l’inconnu, l’incroyable. Ils pallient l’absence de clés pour saisir les paradoxes de l’être humain. Le Placard apparaît donc placer en quarantaine « la maladie humaine ».
L’auteur secoue les problèmes. Nos habitudes ayant été bousculées, notre esprit face à ce monde s’adapte et cherche un autre moyen de se récréer, se parfaire un refuge loin de ces systèmes aliénants conçus pour enrichir la vie parasitaire de nos sociétés actuelles. Après tout, oui, avec l’industrie du XXème siècle et les technologies du XXIème siècle, tout s’accélère. Tout ce qui peut se créer, peut être détruit puis effacé. Parfois, on oublie que cela a existé ; souvent, il en reste des traces que l’on enfoui sous terre, et la plupart du temps notre image du monde devient médiocre, maladive comme un pestiféré qui traînerait ses lambeaux de chair avant de marcher dessus. Au diable l’homme et ses belles convictions, il finit dévoré par la loi de sa société, celle de ses contemporains. Et dès lors que le narrateur se sent menacé, il raccourci la distance entre les autres et lui.
En somme le lecteur traite du possible dans tout le texte, les arguments s’associent à l’imagination et en l’espace de quelques lignes, l’on passe du « pourquoi pas » au « c’est réel ». Le narrateur suit ce Placard, ces personnes qui y logent entre quatre rapports d’expertise. Par conséquent, nous sommes impliqués en tant que lecteur dans la réflexion : ce en quoi ils croient, existe, donc ce que nous lisons, nous y croyons, du moins le temps de la lecture. Alors le Placard est l’outil de l’auteur. Il suscite tant d’intérêt qu’il nous ôte le doute de l’irréel et joue le jeu de la littérature qui est de nous faire croire à l’histoire qu’elle raconte. Dans cet enchaînement d’histoires qui finiront par faire vaciller la vie du protagoniste, la narration est aigrie, colérique. Elle fulmine d’idées moroses sans s’apitoyer. L’exemple de cet amour, typiquement moderne : « l’amour jetable ». Qui, dans un excès de colère et de tristesse après avoir été plaqué, se réveille dans sa vie en se disant que quitte à se faire repousser, tout est autant bon à prendre qu’à jeter ? C’est de cet amour sceptique, cynique, périssable, qui contrairement à toutes ces choses incroyables sorties du placard, nous apparaît correct, adhérant à une certaine réalité. Et bien qu’on lutte contre elle, par espoir de faire erreur, nous sommes mal à l’aise une fois face à ce désenchantement. Et comment le narrateur va réagir face à ses sentiments naissants ? Ce placard aura-t-il plus d’importance ?
Et puis il y a ces conversations en interstices et en italique, afin d’attirer notre attention. A la toute fin du roman, ce dialogue qui clôture le texte nous amène à considérer nous même le narrateur comme l’un de ces « symptomatiques » qu’il nous avait lui même amener dans son récit : Un homme face à l’ennui. Un homme comme beaucoup d’entre nous, avec l’ambition simple de vivre sa vie, se faisant dépasser par les évènements et qui développe le symptôme humain que nous portons beaucoup en tant qu’individu vivant à notre siècle : celui de chercher à combler l’ennui, de chercher quelque chose ou quelqu’un qui nous occupe le temps imparti à vivre car « Après tout, la vie n’est qu’un récipient pour garder un peu le temps durant un moment. Comme le placard ? Oui exactement. Comme le placard ». Ce dernier devient alors la distraction face à son symptôme : l’ennui.
Et pendant que le doute s’installe, une nouvelle idée d’humanité nous traverse l’esprit. Et si nous étions ceux qui influent sur notre propre évolution, à trop chercher à comprendre d’où l’on venait ? Et si par mégarde ou pulsion créatrice, voire simple ennui, nous étions responsables de l’avènement d’une espèce bancale, qui serait le recyclage de nos erreurs passées, de nos appréhensions et de nos vantardises ? Et si par là l’auteur nous soulignait que l’excès de gâchis et de perte nous serait fatal ? Quelle serait la place de l’homme au milieu des déchets accumulés ? Une humanité, pour trouver des solutions à ses problèmes, peut-elle recycler son ADN afin de renaître d’elle-même ? Naît-elle parce qu’on la crée finalement ? Et si c’était là le cas, l’auteur ne nous fait-il pas alors réfléchir à la question : quel genre d’humanité voudrait-on créer ?