Beaucoup de personnages, des composantes familiales complexes, des époques qui se télescopent : voilà des éléments qui surprennent le lecteur habitué au trait fin de l’auteur. Cette fois-ci, l’acuité allègre qui caractérise ses œuvres précédentes, Qui a tendu un piège dans la pinède par une journée fleurie de printemps et La voleuse de fraises, fait place à un roman ample et grave. Avec pour toile de fond l’évocation du développement économique de la Corée dans les années 1970, on assiste à la grandeur et la décadence d’une entreprise familiale, aux rivalités locales nourries par les ambitions de réussite des vieilles familles coréennes de lettrés et des fonctionnaires.
A une époque où le bien-être matériel croît de concert avec la corruption et le nombre de parrainages politiques, Secrets met en scène avec vigueur l’ascension de la bourgeoisie provinciale du village de K, depuis la naissance de Jeongu dans les années 30, le florissement et le déclin de sa société de construction, jusqu’à la mort de celui-ci et le départ pour la ville de ses deux fils, Yeongjun et Yeongu.
L’un est devenu cinéaste, une profession qui a permis à la Corée d’acquérir une visibilité internationale. Homme taciturne et sans attaches qui, « lorsqu’il lui arrive de repasser par son village natal, ne cherche qu’à affermir son détachement » (p17) ; l’autre, Yeongu, le cadet, est fonctionnaire. Resté longtemps au chevet de son père, il est projeté malgré lui sur le devant de la scène depuis la perte de la figure tutélaire du chef de famille et du monde d’hier qu’il représentait.
On connait le goût d’Eun Hee-kyung pour explorer les différents chemins que peut emprunter l’existence, en particulier lorsque les antagonismes s’inscrivent dans le groupe familial¹. C’est ainsi que la fresque historique du village de K et les choix de vie si différents des deux frères peuvent être compris comme une métaphore de la Corée moderne; une Corée marquée par l’individualisme contemporain et la course effrénée du pays sur la scène mondialisée, mais aussi une Corée qui mesure le chemin parcouru et veut se reposer sur la branche salvatrice de la famille et des traditions.
L’histoire ne s’arrête cependant pas là. Eun Hee-kyung parvient à inscrire en filigrane de la dimension sociale du roman un autre thème qui lui est cher, leitmotiv de ses œuvres antérieures : l’exploration du cercle vicieux de la solitude. Mais cette fois-ci, ce n’est pas l’expérience ontologique que l’auteur décrit dans Les Boîtes de ma femme – je ne peux pas aimer quelqu’un pour quelqu’un d’autre, je ne puis mourir pour un autre –, mais au contraire une solitude à l’enjeu partagé.
C’est le dispositif narratif qui nous le fait découvrir, en obligeant le lecteur à de constants allers-retours dans le temps: depuis le milieu du XXe siècle jusqu’à nos jours, de l’évocation de souvenirs d’enfance dans le petit village de K jusqu’au récit de la vie quotidienne dans les grandes villes. En bruissant les échos de ces époques enfuies et stratifiées, c’est une solitude existentielle qui se dessine, suscitée par l’organisation de la société et les courants idéologiques dominants. D’un côté la vie moderne et la soif de réussite qui poussent à l’aventure, seul ; de l’autre, les non-dits, les secrets de famille jalousement gardés au nom de l’équilibre social et familial, qui traversent les générations et esseulent leurs dépositaires. De social, le roman se fait donc psychologique.
Si le lecteur veut en explorer les arcanes, déterrer les souvenirs enfouis, découvrir les secrets de famille sur fond de développement économique de la Corée, il lui faudra donc retourner le roman, en faire l’exploration méticuleuse, la fouille. Eun Hee-kyung a construit le récit à dessein ; l’écriture est riche, fourmille de détails réalistes sur cette période importante de l’histoire coréenne, ce qui n’est pas sans une petite contrepartie : si le texte est dense, il freine parfois le lecteur dans sa quête de mélancolie et d’émotions. Il y a des secrets difficiles à révéler…
¹ Voir la nouvelle « Yeonmi et Youmi » dans Les Boîtes de ma femme, Zulma, 2009.