La quatrième de couverture annonce la couleur : ce roman est l’équivalent coréen du roman de Norman Mailer, « une œuvre aussi puissante », Le Chant du Bourreau. Gong Ji-young est un écrivain de la trempe d’un Cho Sehui, auteur du terrible réquisitoire contre la course à la modernisation pour laquelle le gouvernement de Park Chung hee a sacrifié les prolétaires de son pays à peine sorti des affres de la guerre civile, Le Nain. Nos jours heureux, paru en 2004, a rapidement fait l’objet d’une adaptation cinématographique, sous le titre de Maundy Thursday, qui a elle aussi connu un grand succès.
Yujeong est une trentenaire amère. Issue d’une famille bourgeoise très aisée, elle est l’archétype de l’adolescente attardée, capricieuse et égoïste. Elle entretient avec sa mère une relation de violence et de rancœur. Ses frères, en particulier l’aîné qui est procureur, tentent de préserver l’unité familiale dans la tradition confucéenne de la solidarité générationnelle. Mais l’attitude de Yujeong est consécutive d’une blessure inguérissable qui la pousse à rechercher la mort. Lors de sa troisième tentative de suicide, Yujeong est prise en main par sa tante religieuse qui l’entraîne visiter un prisonnier condamné à mort.
Yusun a reconnu le viol et l’assassinat de deux femmes, et pour cela, il attend lui aussi la mort. Prisonnier du carcan de menottes attachées elles-même à se ceinture de prisonnier, qui entravent tous ses mouvements et le réduisent à l’animalité, la mort lui semble la seule échappatoire à sa vie de proscrit. Qu’est-ce que la mort ? Ce qui nous attend tous certes, et pour certains ce qui nous libère du joug d’une vie absurde, d’un chemin de croix infini, d’une succession de déceptions destructrices. Ceux-là sont des victimes avant que des bourreaux. La pression sociale, l’hypocrisie des conventions, la volonté d’éliminer les gêneurs, cette violence sociétale bouillon de culture des sociétés modernes est dans ce roman au banc des accusés.
Gong Ji-young, très connue en Corée du sud pour ses prises de position politiques en faveur du droit des plus faibles et des victimes du rouleau compresseur d’un système mortifère, enlace les destins des deux personnages si socialement distincts que leur confrontation frôle la caricature. De fait, l’auteure les utilise pour pointer tout ce qui les sépare, à travers les critiques acerbes du personnage de Yujeong, sans pitié pour quiconque, et l’attitude agressive et défensive à la fois du jeune homme condamné.
Pourtant, la composition du roman nuance rapidement la situation. D’une part, Gong Ji-young insère une citation pour introduire chaque chapitre. D’auteurs très différents, ces maximes, extraits de dialogues, sentences etc… sont autant de prolongements de lecture et de réflexion, et constituent un jalonnement qui balise le cheminement des protagonistes. Chaque chapitre est ensuite composé de deux parties, la première est un extrait du Cahier bleu de Yusun, qui raconte son enfance avec son petit frère aveugle, la violence et l’abandon parental, la rue, les mauvaises fréquentations, la répression des maisons de correction et autres instituts d’entretien de la délinquance. Parvenu à l’âge adulte, Yusun s’abandonne au destin implacable et court vers la mort. Son récit est neutre, dans un style classique, sans pathos, mais la descente aux enfers n’en est est pas moins émouvante. La deuxième partie, en chapitres numérotés, déroule en contrepoint le récit de Yujeong, qui ne découvrira le carnet qu’après l’exécution de Yusun. Le lecteur suit l’évolution de la jeune femme rétive et révoltée, qui comprend peu à peu combien son existence est semblable à celle de celui qu’elle visite tous les jeudis sans faute, après que sa tante lui en confie implicitement la responsabilité. Le ton du récit est amer, désabusé, la révolte de la jeune femme s’exprime en réflexions et répliques directes, familières, sans concession. L’écriture est plus incisive, les phrases plus brèves, dictées par la tension.
Yujeong indéfiniment meurtrie, qui crie sans qu’on l’entende, trouve en Yusun un double au bord du gouffre. Dans l’imminence de la fin, tous deux avancent l’un vers l’autre, comme en se dépouillant de leurs oripeaux mortifères, avancent vers la vie. Ces « jours heureux » où ensemble, ils se reconstruisent. Leurs deux mentors, la tante religieuse et l’éducateur du prisonnier les accompagnent. La vieille dame ouvre le chemin, elle est la parole compassionnelle et empathique, la tolérance et la miséricorde. L’homme quant à lui, a le visage de la société qui condamne, et qui évolue peu à peu, chemin faisant vers la reconnaissance et la compréhension. Un roman tout en facettes, à l’image d’une société qui ne se résoudrait pas à n’être que monstrueuse, où style et argument se confortent pour accompagner le lecteur dans la découverte d’un texte à la fois polémique et ouvert : un roman dont les traducteurs ont su trouver le ton juste pour transmettre l’acuité de l’analyse de l’auteur Gong Ji-young. Une belle découverte.
NOS JOURS HEUREUX
DE GONG JI-YOUNG
Traduit du coréen par CHOI Kyungran et Isabelle BOUDON
Philippe Picquier, 336 pages, 19.5 €
2 commentaires