Depuis que les êtres humains vivent en groupe il y a des guerres. Pour faire simple, l’histoire des hommes c’est l’histoire des guerres. C’est par les guerres que les régions se sont divisées, que les hommes se sont séparés, réunis, laissant une société en chaos et des vies humaines en ruines. A cause de la déception, de la mort et de la séparation, ceux qui vivent les guerres souffrent de traumatismes mentaux, bousculés par un destin qu’ils n’auraient jamais osé imaginer.
J’apprenais à peine à marcher et à parler quand la guerre de Corée s’est déclarée. J’ai passé toute mon enfance dans l’instabilité d’un pays qui se relève d’un conflit. La guerre commence en 1950 et dure trois ans et dix mois ; plus de cinq millions de personnes y trouvent la mort et le pays est réduit en cendres. Par chance, je ne suis jamais tombée d’un train, je ne suis pas morte de faim ou de froid, je n’ai pas explosé avec une bombe, je n’ai pas lâché la main de mes parents lors d’une course pour trouver un refuge, je n’ai jamais été abandonnée. J’ai eu la chance de ne pas devenir orpheline de guerre. Ma survie montre que j’étais sous une bonne étoile.
Mes souvenirs les plus anciens sont enfermés dans un tunnel noir comme un four. Il y a d’autres personnes et je sens une main chaude et moite posée sur ma bouche, qui m’empêche presque de respirer. Je vois un large dos en train de se faire battre à mort, accroché à un poteau. Ma mère hurle dans un lit dans une pièce sombre. Ces images sont si intenses et irréalistes que j’ai longtemps cru qu’elles étaient un rêve ou une invention de mon imagination d’enfant. J’ai appris plus tard de mes parents que ces faits ont réellement eu lieu l’année où la guerre a commencé, de l’été jusqu’à l’hiver. En plein milieu des combats terrestres, des raids aériens avaient lieu plusieurs fois par jour et nous devions nous cacher dans des abris avec les habitants du voisinage. Les chiens avaient tellement peur des bombardements qu’il a fallu les euthanasier pour ne pas qu’ils deviennent fous. Et c’est dans ces horribles circonstances que ma mère a mis au monde ma petite sœur. Personnellement, je n’ai jamais vu de bombe exploser ou quelqu’un mourir, je n’ai jamais assisté véritablement à un combat. Pourtant mes premiers souvenirs et mes premières impressions commencent avec la guerre, et je leur porte un regard empli d’horreur et de malaise. Comme si une ombre pouvait nous hanter encore plus que la réalité elle-même. A l’époque où j’ai vécu la guerre, je ne m’en suis pas beaucoup rendu compte mais j’ai grandi dans un pays complètement ravagé et marqué par les problèmes d’insécurité. C’est avec cet arrière-plan que j’ai grandi et que ma sensibilité s’est développée.
Mes souvenirs d’enfance peuvent se résumer à la faim et l’insécurité. Partout, nombre de femmes venaient de perdre leur mari ou leur fils à la guerre. Les orphelins de guerre se retrouvaient seuls dans la misère. Ces femmes surnommées les « veuves de guerre » étaient l’incarnation de la tragédie et de la malchance. Pour la petite fille que j’étais, elles restaient un grand mystère. Le dimanche elles allaient à la messe, leur bible sous le bras, et elles gardaient la tête baissée. Elles avaient l’air triste et sombre. Une fois leur mari mort à la guerre, ces femmes avaient un autre combat à mener : un combat pour leur existence. Des femmes qui se prostituent auprès des soldats étrangers, des orphelins qui s’engagent dans le système, les valeurs traditionnelles, les coutumes et la vertu qui se délitent… Voici le monde dans lequel j’ai vécu.
Le quartier dans lequel je vivais était construit autour d’une église catholique et un groupe de veuves de guerre s’y était rassemblé. Elles aidaient à travailler dans une usine qui travaillait pour le développement du logement. Elles étaient pauvres et vivaient isolées, se retrouvant tous les soirs pour assister à la messe dans la petite église faiblement éclairée au sommet de la colline. Les prières et les pleurs emplis de tristesse et de rancœur se mêlaient aux lamentations infinies et planaient alors sur le quartier. Alertée par leurs cris et la lueur de l’église, je montais souvent sur la colline pour épier ce qu’il s’y passait. Parfois je gémissais en cœur avec ces femmes, parfois je sentais comme une exaltation mystérieuse, comme si leurs prières allaient s’élever vers le ciel au-delà de leurs bras levés.
J’avais dix ans quand j’ai commencé à lire mes premiers romans. Quelque cinq ou six ans après la fin de la guerre. Ils racontaient les histoires du peuple face à la guerre, soldats ou proches ayant perdu un être cher, et les blessures physiques ou morales laissées par le conflit. Ils dépeignaient une vie pauvre et cruelle, tout en questionnant l’humanité et sa signification : la vie méritait-elle la peine d’être vécue ? Que représentaient vraiment la peine et la souffrance pour nous ? Des thèmes nihilistes et désespérés. Telle était l’atmosphère après la guerre, l’atmosphère de mon enfance. Mélangée à mes souvenirs, celle-ci a donné naissance à mes œuvres littéraires.
L’écrivain succombe à l’envie d’utiliser ses propres expériences et impressions, qu’elles soient positives ou négatives, parce qu’elles demandent encore à être dépassées ou résolues. Ainsi, l’écrivain se sent attaché à ces expériences qu’il considère comme un devoir de faire passer. Une expérience aussi forte qu’une guerre est de celle qui pousse à mettre en rapport sa conscience personnelle et le contexte sociopolitique, et ce faisant, l’auteur est dévoilé jusqu’aux profondeurs de son cœur. C’est pourquoi je trouverais suspect d’entendre n’importe quel écrivain plus âgé que moi dire qu’il écrit dans le but de montrer l’horreur et la tragédie de la guerre.
La seule chose que l’écrivain puisse faire est de guérir ses propres blessures tout en s’ouvrant à son propre monde. Il dépose ses propres pensées dans ses écrits. Toute écriture commence par une tentative de se soigner ou de se retrouver soi-même, et par le processus d’écriture, les mots écrits prennent une portée universelle. L’écriture est une recherche approfondie des questions du moi et du sens de la vie.
Quand j’ai commencé à mettre en fiction mes propres expériences de la guerre ainsi que celles de ma génération, c’est de manière tout à fait naturelle que me sont venues les réponses à ces questions. Mes premiers souvenirs du monde m’ont poussée à écrire un roman retraçant l’histoire d’une famille séparée et dévastée par la guerre. Le personnage principal est une fille en manque de nourriture, en manque d’amour et en manque de protection. Sans la guerre, elle aurait pu grandir en toute innocence dans une famille normale, mais la réalité lui montre son père enrôlé dans l’armée, sa mère dans la pauvreté et la peur grandissante de son frère qui se tourne vers la violence pour compenser sa tristesse et sa rage. La petite fille comprend vite qu’elle ne pourra pas vivre une vie de bonheur. J’ai aussi écrit sur les femmes dont les maris sont partis à la guerre et qui doivent à leur tour mener leur combat pour survivre ; et sur une fillette qui est seule survivante parmi sa famille, tuée à la guerre, et les blessures psychologiques qui l’empêcheront de vivre sa vie d’adulte normalement. D’autres histoires parlent d’un homme rescapé du combat où toute son unité a été anéantie, qui finira sa vie seul dans le nihilisme ; d’une femme violée par un soldat russe et incapable d’oublier ces terrifiants souvenirs de guerre qui formeront une prison mentale ; d’une petite fille qui grandit dans les ruines d’une petite ville dévastée par un bombardement.
Ces livres racontent le chaos et la dévastation de l’après-guerre, ils racontent mon enfance, les souvenirs de ma famille et de mes voisins qui ont dû lutter contre l’extrême pauvreté de l’époque.
Faire resurgir une guerre qui date de bien soixante ans peut sembler outrageux. Mais mon cœur souffre quand j’entends qu’aujourd’hui encore des personnes souffrent de guerres dans le monde, qu’elles se demandent si elles retrouveront un jour leur vie d’avant. Contrairement à ce que les gens veulent lire, les sujets de mes livres sont noirs et lourds. J’ai grandi pendant la guerre et sans le savoir, j’ai construit en moi une vision du monde remplie de tragédie.
Traduction Lucie Angheben
Avec l’aimable autorisation du KLTI
Texte rédigé à l’occasion d’une rencontre à Washington D.C.