Ces récits (Le Quartier chinois, La Cour de l’enfance, Le Feu d’artifice) nous plongent au cœur de la vie du peuple, de son quotidien, et plus encore au cœur de la difficulté de vivre et d’évoluer quand le malheur ambiant est si pesant. La vie des coréens semble être tout entière vouée à la lutte : lutte contre les éclats d’obus , l’électricité coupée, la couleur jaunâtre, contre les puces et poux et punaises, les bébés aussi maigres que des araignées, et par-dessus tout, l’absence de nourriture. Les rations sont comptées, et c’est un monde où les enfants inventent des tactiques pour masquer l’excès de « gourmandise » auprès de leurs proches : Rajouter de l’eau dans la bouteille de sirop, tasser le riz pour masquer le vol.
La vie quotidienne étant très difficile, c’est sans surprise que les personnages, enfants comme adultes soient autant fascinés par les chinois et les américains. Les chinois, aux pieds bandés et possédant de l’opium, vivant dans un quartier qui a survécu aux bombardements, représentent le summum de l’exotisme et du mystère. Le fameux « c’est américain ! » qui lorsqu’il est prononcé fait ouvrir grand les yeux sur tout ce qui provient des Etats-Unis (bonbons et cosmétiques entre-autres), symboles de richesse et d’emploi. Dans la Cour de l’enfance, tous soutiennent et se sacrifient pour le jeune fils qui apprend l’anglais si ardemment, mais inefficacement, faute de bon système scolaire.
On retrouve ces « pensées gourmandes », pleines d’avenir et d’ambition, et de remise en question existentielle, essentiellement dans la dernière nouvelle (et pour cause, c’est la seule à se passer sous le régime de Park Chung-hee). Car si la gourmandise commence quand on n’a plus faim, à un pays qui ne s’est jamais appartenu, et qui a tant souffert ne pouvait se permettre de telles audaces, aussi incongru que la barbe à papa pour un enfant de la première nouvelle. Le début du confort et de la modernité plante de nouvelles idées, espoirs et fiertés dans l’esprit collectif. Même si la vie est encore dure, la ville peut se permettre de faire éclater un feu d’artifice; Plus surprenant encore, la mère de Yôngjo tue un coq car les restes du coq précédent sont périmés. C’est aussi dans cette nouvelle où il est le plus question de croyances, chamaniques et bouddhistes : Ebi, esprit que craignent les enfants, est souvent évoqué, donnant à ce mélange modernité/tradition un charme purement coréen.
Vu au travers les yeux des enfants, ces vies et personnages sont auréolés d’une grâce et d’une innocence fraiche, absents de toute dimension politique. Comme un hommage à ce pays qui a souffert en silence, Oh Jung-hi décrit tout en poésie la pauvreté, les combats de ces familles attachantes, en nous faisant savourer au passage odeurs, dictons, croyances et espoirs proprement coréens.