C’est dans le recueil Nocturne d’un chauffeur de taxi édité chez Philippe REY en 2014 que l’on découvre « Neuf épisodes » de Han Kang, connue en France pour la nouvelle « Les Chiens au soleil couchant¹ ».
Ensemble de neuf textes à l’intérieur d’un recueil de nouvelles d’auteurs variés, il s’agit paradoxalement d’un objet littéraire très bref, à peine neuf pages pleines en français ; ce que c’est que le hasard… Le style est singulier, plus proche d’un poème en prose que d’une narration de type romanesque, il évoque Baudelaire, celui des Fleurs du mal plus encore que celui des Petits poèmes en prose, comme le texte de Yi sang, « L’araignée rencontre le cochon ». Mais aussi l’EUN Hee-kyung des « Boîtes de ma femme ».
Neuf titres qui s’inscrivent donc dans une histoire littéraire tissée de symbolisme, où les correspondances font naître les images mentales, et peut-être seulement ensuite les textes. C’est ce que suggère l’écriture. Une narration très évocatrice visuellement, très détaillée, découpée par ce feuilletonage à la fois chronologique et construit de séquences alternées : réalistes, elles confèrent un style très cinématographique, très durassien, on entend le texte, comme dans le film Hiroshima mon amour d’Alain Resnais : « Tu n’as rien vu à Hiroshima », en particulier dans le premier texte « Premier amour », ou dans la scène finale de « La forêt de l’ouest » ; des séquences d’un fantastique pur (Le vent, Le temps) avec dissolution du réel , elles-mêmes concurrentes de séquences oniriques (Liberté). Le temps du rêve, celui de certains souvenirs fantasmés, s’initie dans une forme d’errance mentale évocatrice de l’écriture de Yi sang dans L’inscription de la terreur, ou dans certains textes du recueil Ecrits de sang, une échappatoire au réel pourtant très prégnant, intrinsèque même aux circonstances du récit, avec des éléments naturels omniprésents, le vent, le soleil, la froide clarté lunaire, la brume, mais aussi la montagne, la mer, la forêt, et même une occurrence de la ville dans « La forêt de l’ouest ». Une distanciation qui renforce le caractère symbolique de l’ensemble.
Un ensemble où effectivement la matérialité ne s’inscrit pas, mais s’accroche à des sensations, des impressions, des réminiscences ( l’univers baudelairien des correspondances est à l’ œuvre), celles qui naissent lorsqu’on observe le soleil couchant en suçotant des jujubes (« La forêt de l’ouest »). Le rapport au réel est constamment en déséquilibre, construit sur quelques récurrences : un chemin, large ou étroit, la montagne où l’on s’échappe ou qui retient, le clair de lune et le vent, ou encore la main, les épaules, « la partie du corps la plus psychique» dans le texte éponyme, mais qui tintinnabulent comme des clochettes bouddhistes en s’entrechoquant lorsque les amoureux se cognent en marchant, et comprenant également plusieurs objets singuliers mais pas des moindres, la solitude et la liberté, la douleur, la colère, la voix. Pourtant, si la solitude est libératrice, elle est aussi synonyme d’effacement (« Le vent »), et on l’imagine, d’oubli. Son contraire, la relation est, d’abord, chaleur, sécurité, confiance : l’Autre est celui qui rétablit l’équilibre. « Le temps » se clôt sur l’image des mains nouées du couple qui disparaît aussi, mais main dans la main.
Neuf textes de longueur inégale, neuf séquences, que le terme d’ épisodes dans le titre français constitue en un récit unique, celui d’une vie, plutôt celle d’une femme, mais où pourtant un homme intervient directement (« La voix »), ou comme partenaire (« Premier amour », « Clair de lune »), mais que le terme coréen 이야기 [histoire] enveloppe d’une aura plus floue, entre conversation et narration, plus évocateur de l’échange, et renforçant la référence à la place de la voix dans le film de Resnais cité précédemment. C’est donc un récit où c’est la voix, et même la vocalisation qui fait trace, l’auteur l’écrit, l’inscrit dans le sixième récit « La voix », comme « un doux chuintement de la mine sur le papier quand on écrit au cœur de la nuit ». La voix et la lumière, puisque l’auteur évoque le soleil ardent qui illumine l’amour naissant dans le premier récit, pour achever sa suite narrative dans l’ombre qui peu à peu, enveloppe et dissimule le couple qui s’avance vers la mort « Les lumières s’éloignaient(…) ils avançaient lentement(…) se dissolvaient dans l’obscurité ».
Un son, un cadre, une lumière pour neuf épisodes de vie où le lien entre réalité, rêve et souvenir tisse une forêt de symboles pour un texte poétique où le sentiment doux-amer de la nostalgie flotte comme une fraîche écharpe de brume au crépuscule.
¹ Parue en 2011 dans le recueil Cocktail sugar et autres nouvelles de Corée, chez Zulma.