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LES CHIENS AU SOLEIL COUCHANT

Nous découvrons ici l’histoire de Tae-ryeon, une petite fille qui regarde par la fenêtre d’une chambre d’hôtel. A ses côtés, son père est en train de ronfler l’alcool de la veille. Elle ne peut que contempler le désastre de la séparation de ses parents, une situation que beaucoup partagent en Corée, pays où la famille conventionnelle se fait de moins en moins commune. Elle n’arrive pas à comprendre : sa mère est partie sans donner d’explication, ni au père, ni à la fille. Sa vie durant, elle a été le témoin du bonheur familial et des disputes, de plus en plus nombreuses, entre ses parents. La naïveté de l’enfant prend le dessus et elle observe sans comprendre.

L’enfant s’est recroquevillée. Pour ne pas attirer l’attention de ses parents, elle s’est faite toute petite. Collée au mur, elle avait beau essayer de se replier encore plus, son corps ne se rapetissait jamais assez. (238)

Face à l’incompréhension, à cette violence inconnue qui émane des adultes, Tae-ryeon voudrait disparaître. Mais elle ne peut que faire face à la réalité. Seule sa mère a disparu. Et elle se retrouve seule, seule dans une chambre d’hôtel avec un père plus enclin à la boisson qu’à la discussion, elle a du mal à accepter sa situation. Comment son père peut-il se comporter ainsi envers elle ?

Incapable de marcher droit, il était allé vomir dans la cuvette des toilettes où il avait laissé une odeur infecte. Bien qu’à moitié endormie, elle ressentait une violente aversion pour ce père qu’elle vilipendait comme l’aurait fait une femme plus âgée. (203)

Ce n’est pas un père, pense-t-elle en repoussant sa couette. Pas un adulte non plus ! (220)

Le père, figure de proue de la famille coréenne confucéenne, n’a de père plus que le nom. Il perd tout crédit aux yeux de sa fille. D’ailleurs celui-ci ne fait pas exception : Kim Ae-ran aussi écrivait l’étrangeté de la figure du père dans « Cours papa, cours ! ». Si chez Kim Ae-ran le père est absent parce qu’il court sans jamais s’arrêter, chez Han Kang il est soit endormi par l’alcool soit submergé par la rage et la violence. Dans une société coréenne où la hiérarchie du système social impose une pression conséquente sur l’individu et où pour les plus défavorisés il faut beaucoup travailler pour survivre, l’alcool est la voie de recours de ceux qui préfèrent oublier. Ou plutôt de ceux qui aimeraient oublier, car toujours les souvenirs reviennent et la triste réalité refait surface. C’est là que surgit la violence.

« Je vais tous les tuer, et me tuer moi aussi. Tae-ryeon, elle, moi, tout le monde ! » (245)

Mais celle-ci n’est que passagère car comme l’alcool elle ne peut apporter de réponses. Le père de la fillette se met alors à penser à la mort, mais sous un autre angle. La violence du geste du meurtre laisse place au désespoir du suicide.

Le père s’est adressé à l’enfant : « Tae-ryeon … si on mourrait ensemble ? » (247)

Il a répété sa question, comme s’il se la posait à lui-même : « Dis, ce monde pourri, si on le quittait ensemble ? » (248)

Han Kang illustre un des points particulièrement sensibles en Corée, la question du suicide. C’est le pays de l’OCDE qui possède le plus haut taux de suicide.

Mais il faut grandir avant de comprendre ce genre de gestes. Et la petite Tae-ryeon de la nouvelle n’a pas cette maturité d’esprit. Elle préfère rêver et repenser aux petits bonheurs du passé, aux moments passés dans la camionnette où ses parents préparaient des glaces, des bbungeoppang, ces petits pains à la pâte de haricots qu’elle aime tant. Si jamais elle ne se sépare des barrettes à fleurs que lui a offertes sa maman, c’est qu’elle est certaine de parvenir à la retrouver un jour.

Avec la candeur de son jeune âge, elle croit que le bonheur, comme sa maman, l’attendent ailleurs quelque part. C’est pourquoi elle regarde par la fenêtre et, malgré l’interdiction formelle de son père, elle profite d’une longue sieste dans les vapeurs d’alcool de ce dernier pour sortir. Ses pas la guident vers la mer, où elle fait une rencontre.

Sur les abords des champs en friche où s’alignent de façon anarchique des baraques construites vraisemblablement sans autorisation et sur le point de s’écrouler, d’énormes chiens errent en liberté entre les herbes folles. Plus grands que la petite fille, aussi gros que des veaux, ils sont venus en un éclair se mettre en travers de sa route. Ils aboient à vous déchirer le tympan. De vraies bêtes sauvages. (199)

Le monde extérieur est un environnement dangereux, surtout pour une petite fille seule. Mais celle-ci a du mal à s’en rendre compte, car son cocon familial a été brisé. Elle n’a plus de repères. Comme elle ne trouve pas le réconfort et le bien être en quantité suffisante dans la sphère privée, les valeurs s’inversent et elle croit que si l’intérieur est difficile – à l’image du père – alors sans doute l’extérieur est porteur de l’espoir auquel elle croit. Les chiens agressifs qu’elle découvre lors de son excursion sont un élément marquant pour elle. Car elle commence par avoir peur, elle comprend par la suite, en côtoyant un autre chien qui s’apaise lorsqu’elle le regarde dans les yeux, que la méchanceté n’est pas foncière. Il imagine que ces chiens aussi changent lorsqu’ils sont face au spectacle de la nature, à la beauté du soleil qui se couche.

Le soleil se couche. (…) Le monde s’assombrit petit à petit. On pourrait penser que la nuit va bientôt l’engloutir en totalité, mais aussi surprenant que cela soit, juste avant que le soleil ne disparaisse, le ciel s’éclaircit. On se croirait dans un rêve, il n’y a rien de plus beau au monde. (204)

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