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Femmes de réconfort – Esclaves sexuelles de l’armée japonaise

Pour aborder par le biais de la bande dessinée la tragédie de l’esclavage sexuel instauré à grande échelle et sur plusieurs décennies (1894-1945…) par le Japon, Jung Kyung-a, historienne et graphiste, organise son récit en plusieurs volets complémentaires. Récit historique d’abord, avec un déroulé des différentes étapes de ce programme au cours des années, attestant de la responsabilité de plus en plus prégnante de l’Etat japonais. Le témoignage du médecin gynécologue Aso Tetsuo, commis à la surveillance et au contrôle sanitaire des victimes. Les témoignages des « halmuny » qui manifestent depuis 1992 pour que le Japon reconnaisse le crime de guerre. Quelques pauses dans l’horreur, pour faire le point, où l’auteure rappelle les conversations qu’elle a eues avec ses amies au fur et à mesure qu’elle dessinait cet ouvrage et qu’elle le leur donnait à commenter.

Elle introduit dans son récit et intercale entre ses planches des photos d’époque, des extraits d’articles de recherche, des tableaux statistiques, qui renforcent l’aspect documentaire de son travail. Dès le conflit en Mandchourie en 1894, l’armée japonaise s’illustre par la cruauté et la sauvagerie de débordements qui outrepassent de loin les affrontements militaires. Le viol est aussi une arme, dont les soldats usent et abusent puisque leurs supérieurs soucieux de l’image internationale de leur armée décident de canaliser cette « énergie » en créant des lieux réservés au « repos du soldat ».

Comme il faut aussi veiller à la préservation de leur santé en leur évitant le plus possible les maladies vénériennes, un vaste plan de rapt est mis en place. Tous les territoires soumis au Japon sont dévastés. L’ouvrage de Jung Kyung-a s’ouvre ainsi avec le témoignage d’une Néerlandaise, née à Java, terre colonisée par les Hollandais, et envahie par le Japon. Emprisonnées, les jeunes femmes ont été des proies et des victimes comme les Chinoises, et bien sûr, les Coréennes. La Corée était encore sous domination japonaise, et son peuple considéré comme une race inférieure, comme dans toute situation de colonisation. Les victimes sont évoquées par un dessin stylisé et naïf, qui souligne leur jeunesse, leur innocence, et renforce leur statut de victime. Les jeunes Coréennes portent une veste nouée, et sont coiffées d’une tresse, ce sont souvent de très jeunes filles, de la campagne.
Pour mener à bien cette très vaste entreprise, comme dans toute forme d’esclavage, c’est la déshumanisation des victimes qui est mise en œuvre. Les jeunes filles sont assimilées à des marchandises, des produits de consommation. Dans chaque camp militaire, y compris les plus lointains, les plus isolés, on dresse des baraquements de cellules en planches, dont l’aspect fraîchement raboté fait oublier le sordide usage[su_tooltip style= »bootstrap » position= »north » rounded= »yes » size= »2″ content= »Un autre ouvrage, un roman, témoigne des conditions dégradantes de cette entreprise : Les sombres feux du passé, de l’auteur américain d’origine coréenne LEE Chang-rae. Points seuil, 2002. »]1[/su_tooltip]. Les dessins précis et millimétrés de Jung, même colorés en rose orangé, sont aussi glaçants que les photographies des camps de la mort nazis.

La manipulation des esprits est également un objectif du commandement militaire : les jeunes soldats eux-mêmes soumis par une éducation sévère au respect inconditionnel de l’autorité, utiliseront la pratique du sexe comme une initiation au combat, les jeunes filles soi-disant rassemblées pour le « réconfort » devenant l’ennemi à abattre, quand bien même elles sont issues de pays sous contrôle japonais. Les pires violences auront donc cours, encouragées par la hiérarchie, et les assassinats rien de plus que des actes légitimés par l’état de guerre. Les militaires sont ridicules sous le crayon de l’auteure, des personnages fantoches, gros bedon, petites oreilles, mal rasés, oreilles pointues et dents en avant, silhouettes menues et hurlements hystériques, le contraste avec le traitement des personnages féminins est saisissant et particulièrement parlant.

Enfin ces grands-mères, « halmuny », qui témoignent, de Hollande ou de Corée, rescapées miraculeusement de cet enfer, sont portraiturées de façon très réaliste, dans un format beaucoup plus grand que les soldats d’opérette : leur dignité leur est rendue, et c’est la vérité qui sort de leur bouche. Longtemps ignorées, abandonnées, elles n’ont pas souvent osé avouer quel a été leur calvaire, comme toutes les victimes de viol. Les jeunes Coréennes considéraient en outre conformément à la tradition confucianiste, qu’elles avaient apporté le déshonneur dans leur famille. Certaines n’ont même pas osé rentrer en Corée.

C’est en 1992 seulement qu’une commission pour le dédommagement des crimes de guerre a été réunie au Japon. Car aujourd ‘hui encore, il est des voix pour nier la responsabilité des plus hautes sphères du pouvoir. Mais devant cette obstination sans vergogne, les voix des femmes se sont élevées l’une après l’autre, de Corée, de Hollande, de Chine, de Taïwan, des Philippines… Toutes les semaines, une manifestation a lieu à Séoul pour rappeler l’état japonais à sa culpabilité indéniable, mais vingt ans après les premières manifestations, les rares survivantes déplorent l’indifférence internationale. D’ailleurs, même s’il est reconnu, le viol comme arme de guerre suscite toujours aussi peu de protestations collectives, surtout si les faits se déroulent dans un pays lointain, à l’image dévalorisée dans la conscience occidentale. Ainsi, les Japonais pour adoucir la réaction américaine lors de la reddition, avaient ouvert et mis à disposition des troupes US les mêmes maisons de réconfort, en recrutant selon les mêmes procédés abusifs cette fois-ci de jeunes Japonaises réduites à la misère par la guerre.

La bande dessinée est ici dans son rôle de transmission, et même d’éducation. Cet album de Jung Kyung-a prend toute sa place dans la longue liste des ouvrages scientifiques, enquêtes, récits, témoignages, qui dénoncent les crimes de guerre volontairement ignorés, et qui rendent de ce fait un peu, un tout petit peu justice aux victimes doublement sacrifiées de conflits dont elles n’auront jamais été que des marionnettes, abandonnées démembrées et sanglantes, sans sépulture.
Pour qu’au moins, on n’oublie pas celles-là.


FEMMES DE RÉCONFORT
DE JUNG KYU-A
Traduit du coréen par KIM Youn-sill et Stéphane COURALET,
Au Diable vauvert / 6 pieds sous terre, 224 pages, 22 €.