Portraits d'Auteurs

À la recherche de l’esprit de l’auteur

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Lorsque je suis devenu écrivain, je n’avais pas le choix de la langue dans laquelle j’écrirais, car je ne connaissais que le russe.
Néanmoins, au tout début de mon parcours d’auteur, je me suis trouvé confronté à un grave problème, un problème auquel tout auteur doit faire face quelle que soit sa langue de travail, celui de trouver mon propre style. Je me considérais comme bien éduqué, passionné par le beau langage, mais mes premières tentatives d’écrire de la littérature n’étaient que de pâles copies des autres. J’ai alors eu l’impression que mes expériences de vie et mon moi spirituel ne parvenaient pas à entrer dans ces œuvres-moules. Mes textes me semblaient imitations, sans la moindre trace d’originalité. Je n’arrivais pas à accepter mes œuvres comme dénuées de vie, alors je les ai détruites sans la moindre hésitation.

Lorsque j’ai commencé à écrire sur les Coréens, sur mes amis et collègues de Sakhaline, que j’avais rencontrés sur cette belle île où ils étaient arrivés par la main du destin, j’ai immédiatement senti de la vie et mon expérience personnelle s’est tout naturellement retrouvée dans mes histoires. Une langue originale, authentique, véritable s’échappait de ma plume. Dès lors que je me suis mis à porter sur la mer un regard coréen, à écouter le vent de Sakhaline avec des oreilles coréennes, à percevoir le monde humain à travers un esprit coréen, j’ai réussi à trouver ma propre langue de fiction, en russe.
J’ai alors découvert que la langue de fiction, la langue de la prose, ne fait pas que présenter le talent d’écriture d’un auteur, elle exprime l’esprit immortel du peuple de chacun. Ce n’est pas la langue qui importe, c’est l’esprit, quelle que soit la langue par laquelle on l’exprime, le coréen, le russe, le français ou une langue amérindienne.

Un Amérindien du nom de Mato Najin, chef héréditaire de la tribu Sioux de Oglala Lakota, a écrit un livre intitulé Mon peuple, les Sioux. Ce livre en langue anglaise transmet l’authenticité de l’esprit amérindien. Cet esprit a influencé la langue utilisée dans l’ouvrage, lui conférant une note de tranquillité et de noblesse. De la même façon, le roman Ulysse de James Joyce, auteur irlandais, exprime la rage de l’âme irlandaise, ce qui a considérablement transformé la langue anglaise.

Ainsi, il arrive parfois qu’un auteur devienne populaire et trouve sa niche loin de la terre de ses ancêtres. Mais l’esprit de sa littérature, son rythme, son originalité et son esthétique ne pourront intéresser le monde que s’ils expriment l’authenticité de l’esprit des origines de l’auteur.
Dans ce cas, le talent d’un auteur peut être apprécié au niveau mondial, et les éléments de ses œuvres les plus sincèrement importants sont les thèmes, l’esthétique et la poétique de son héritage culturel.

Mes œuvres ont été écrites en russe et traduites et trente langues. La grande majorité parle de thèmes en lien avec la Corée. Mon style littéraire, mon esthétique et ma philosophie sont remarqués par les critiques comme « orientaux ». Je peux assurer que je suis d’accord avec cette dénomination.
Si l’on me demande si je suis un écrivain russe ou coréen, je répondrai sans hésitation que je suis un auteur russe puisque j’écris en langue russe. Par contre, Mato Najin, qui a écrit son ouvrage en anglais, ne peut pas être considéré comme un auteur américain. Il ne peut même pas être considéré comme un écrivain professionnel ou un historien de son peuple. Son ouvrage n’a pas été rédigé pour plaire au public, celui-ci sonne le glas de la triste histoire de son peuple. Il a été rédigé pour être entendu par les ennemis du peuple Sioux, Delaware, et les autres tribus d’Amérindiens libres. Le livre de Mato Najin est un chant fier mais funeste, de ces Amérindiens qui ont créé la langue anglaise.

Je suis donc un écrivain d’origine coréenne, mais qui écrit en langue russe. Je suis aussi, sans l’ombre d’un doute, un auteur russe. Je suis né d’un père Corée et d’une mère Russie.

 

  • Les multiples voix du « nous ».
                                            par JUNG Cheol-hoon, poète et romancier.

 

lLe roman controversé de Kim Anatoli, intitulé L’Écureuil, est paru en 1984. On le surnomme souvent « roman-skazka » ou « roman-conte de fées » car l’auteur y utilise des mythes de métamorphose de l’Asie de l’Est pour mettre en lumière la nature profonde de l’être humain, tout en nous offrant un panorama de l’art soviétique. À sa parution, le président de l’Union Soviétique des Écrivains s’est évanoui en prononçant son discours critique sur le roman, entrainant sa mort. Cette anecdote n’a fait que renforcer la renommée de Kim Anatoli à l’Ouest.

Cette histoire est inhabituelle du fait de la succession de narrateurs à la première personne qu’on y rencontre. Ils étudient tous l’art à l’université, et s’appellent Innokentij Lupetin, Georgij Aznauran, Dimitrij Yakutim et, « l’Écureuil », surnom du héros. Le roman commence par un « je » qui représente le personnage de l’Écureuil, devenu orphelin pendant la guerre de Corée et élevé par ses parents adoptifs à Sakhalin avant de partir pour Moscou faire ses études supérieures. Puis, ce sont ses trois amis qui tour à tour deviennent narrateurs : Innokentij, Georgij et Dimitrij. Le « je » est subitement remplacé par un autre « je » sans aucun indice donné au lecteur. Le sujet écrit reste « je » mais la personne à laquelle il fait référence se déplace de Innokentij à Georgij, puis à Dimitrij. La multiplicité des narrateurs à la première personne peut être comprise comme « une erreur mondiale qui a eu lieu lors de la création du monde » et « une grave erreur commise lors de la construction des murs limitrophes du monde des humains. »

L’atmosphère de chaos portée par les narrateurs à la première personne est utilisée par l’auteur pour renforcer la collectivité du « nous » qui est écrit en caractères gras tout au long du roman. C’est-à-dire, l’usage du « nous » indique soit une existence collective, soit une conscience inhérente à l’existence collective. Pourtant, lorsque le narrateur prend la voix de Georgij, le doute subsiste : ne s’agit-il pas de la voix de l’Écureuil en train d’imiter son ami Georgij ? Ou bien est-ce vraiment Georgij qui a pris la parole, appelé sur scène par l’Écureuil, qui lui vient de terminer son monologue. En d’autres termes, les différents « je » qui apparaissent tout au long de l’histoire représentent parfois divers personnages à l’intérieur d’un même paragraphe, et même à l’intérieur d’une même phrase. Ils effacent la frontière entre le « je » et le « nous » collectif. Alors que les lignes qui continuent à s’estomper et s’effriter, les « je » et le « nous » semblent s’unir en une même entité. Une telle ambiguïté se veut créatrice d’un paradoxe narratif, qui prend la place d’un narrateur à la troisième personne.

À la fin, même s’il possède la capacité de prendre plusieurs apparences, le héros anonyme tue la bête qui se cache en lui – l’Écureuil – et perd par la même occasion ses pouvoirs. Les souvenirs du protagoniste anonyme sont plus centrés sur les écureuils que sur sa mère (dès qu’il tente de penser à elle, son imagination ne lui offre que des images d’écureuils). Le meurtre de l’Écureuil rappelle l’histoire de Caïn et Abel. En se libérant de sa transformation en bête, erreur commise lors de la création du monde, l’homme anonyme choisit de vivre comme un humain. Ainsi, son « je » se joint aux autres « je » dans un « nous » collectif. Dans l’épilogue, c’est un « nous » qui parle.

 Ainsi, si devait s’accomplir le miracle de notre unité spirituelle, ce serait le fait de cet honorable Écureuil qui, suivant le conseil de l’esprit de sa forêt, a su comprendre la véritable nature de l’être humain. Alors, si nous avons existé, et que nous existons encore, alors nous continuerons d’exister.

Le « nous » utilisé ici renvoie à l’énergie positive accumulée par l’activité spirituelle des êtres humains. Dans une interview donnée à Moscou en 1986, Kim Anatoli a expliqué que sa philosophie se basait sur « la recherche ou la création d’une image de l’homme du futur ». Il a également insisté sur le fat que « l’homme du futur n’a rien d’un super-héros, c’est quelqu’un d’infiniment bon, qui aujourd’hui n’existe qu’éclaté en morceaux. Il nous faut donc réunir les qualités humaines ensemble pour que cet homme bon voie le jour. Pour l’être humain, la bonté est la libération de l’ego, qui permet d’accomplir une vie meilleure. »

Articles parus dans le journal _list (www.list.or.kr). Traduction : Lucie Angheben.


PETITE BIBLIOTHÈQUE :

LE LOTUS
Traduit du russe par Françoise Baqué-Louge,
Éditions Jacqueline Chambon, 208 pages, 16.30€.

LA CEINTURE DE JADE
Traduit du russe par Michèle Astrakhan,
Éditions Jacqueline Chambon, 183 pages, 15.50€.

NOTRE PÈRE LA FORÊT
Traduit du russe par Christine Zeitounian-Beloüs,
Éditions Jacqueline Chambon, 375 pages, 23.40€.

L’ÉCUREUIL
Traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs,
Éditions Jacqueline Chambon, 379 pages, 19.30€.

 

 

 

 

 

 

 

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