Freud annonçait au début du XXIe siècle un malaise dans la civilisation et de nombreux chercheurs lui emboîtèrent le pas dans la deuxième partie du XXIe siècle pour démontrer combien ce malaise avait, en grandissant, provoqué un changement de paradigme. Han Byung-chul place ce changement de paradigme sous l’égide du culte de la performance. Un culte dont il est de plus en plus urgent de discuter le bien-fondé et qui tend à se constituer en force centrifuge, s’éloignant toujours plus de son axe fondateur. Si le refoulement des pulsions fut un élément constitutif du psychisme, Han Byung-chul constate que ce n’est plus le cas. La négativité que l’interdit assurait au développement du psychisme est désormais remplacé par un excès de positivité, multiforme, seule capable de donner à la performance non seulement sons « sens » mais d’en assurer aussi la condition de sa propagation. La performance autrefois résultat d’un comportement collectif vis-à-vis d’une tâche à accomplir a atteint la sphère professionnelle, et de la sphère publique à la sphère privée elle a atteint la sphère individuelle. La performance a envahi tous les compartiments de la vie, au point de se constituer en indicateur au nom duquel la vie, les désirs, les choix, les actes se constituent. L’interdit naguère au coeur du développement humain contre rétribution (la religion en étant un parfait exemple : punir et récompenser), le sujet postmoderne performant se joue, lui, de l’interdit. Il le fragmente, l’annule au profit d’une émergence à jets continus de désirs, de liberté, de penchants à satisfaire.
Si la société industrielle supposait une discipline acquise au profit d’une identité stable, la société de la performance a besoin, elle, d’une personnalité flexible. Il ne s’agit plus d’avoir affaire à un sujet obéissant mais à un sujet entrepreunarial. La société de la domination laisse la place à une société où le sujet peut vivre, travailler, s’amuser, sans que l’instance de domination assure la contrainte. Désormais, c’est l’auto-exploitation qui est cœur de la société de la performance. Si le procédé est plutôt facile à démontrer dans le cadre du travail (autodéfinition de la tâche, autosurveillance par le biais d’indicateurs autoélaborés…), la sphère privée n’échappe pas au culte de la performance. L’économie libérale, en passe de se s’imposer sans partage, a réussi le tour de force de donner à penser qu’accroissement et qualité de vie allaient de pair. Il suffit donc de vouloir pour pouvoir. « Yes we can » incarne une des plus belles formules du possible dépassement des contraintes et des limites. La société disciplinaire invoquée par Michel Foucault est désormais loin de nous. Le sujet performant, c’est-à-dire le sujet entrepreneur (on entend souvent la formule : entrepreneur de soi-même) est plus à même de dépasser les limites, de transfigurer la performance que le sujet obéissant. Les résultats annoncés dans La fatigue de soi, d’Alain Erhenberg sont incalculables : dépression, burn-out, exacerbation des désirs, troubles de la personnalité, franchissement des limites…la liste des dépassements autorisés ou non, voulus ou non, à l’aide d’un dispositif que le même Foucault (ou encore Agamben) analysait, transforme notre société en une société épuisée, une société où l’assujettissement de l’individu ne passe plus par la force mais par son consentement. Une société qui n’est plus contenue. Un trop-plein de positivité, source de nouvelles violences neuronales. Han Byung-chul abonde dans le sens de Barthes, cité de mémoire: « Quand il y a trop de positivité dans une société il faut lui ajouter de la négativité ». Replié sur des désirs à satisfaire pour soi, ou pour le compte d’un tiers (fût-il absent), le sujet performant et les troubles qu’il accuse autant qu’il les propage, nous indique combien il est urgent de reinterroger quelques notions premières et peut-être en commençant par l’anodine question : pourquoi toujours plus ?
LA SOCIÉTÉ DE LA FATIGUE
DE HAN BYUNG-CHUL
Traduit de l’allemand par Julie Stroz
Circé 2015, 113 pages, 13 €