Que faire quand on se croit coupable ? quand on se croit seulement. Le jeune Hou, un adolescent de treize ans, se croit coupable du meurtre du lieutenant Park, lui vrai coupable du viol de la sœur de Hou, en réalité sa cousine. Que le lieutenant Park soit seulement blessé, Hou l’ignore. Mais, affolé, en compagnie de son père, Hou quitte le village natal et s’enfuit en pleine nuit dans la montagne rejoindre un monastère isolé, dans lequel les frères qui l’habitent vivent suivant des lois d’égalité. Un monastère étrange, dans lequel, sur les murs du sous-sol sont gravés en lettres enluminées des versets de la Bible, que les spécialistes vont immédiatement comparer aux enluminures du Livre de Kells, considéré comme le plus beau livre du monde, retrouvé dans un monastère d’Écosse.
Deux saisons plus tard, lorsque son père vient le rechercher, Hou a bien changé. Il a étudié la Bible, il a médité, il a été frugal. Apprenant que le lieutenant Park s’en est tiré, il ne rejoint pas son père et va continuer de vivre au monastère. Mais, le désir et les rêves qu’il suggère le taraudent. La culpabilité, un instant assoupie, reprend de plus belle à la pensée de sa sœur et au puissant désir qu’elle cause chez le jeune Hou.
Mais, la Corée vient de découvrir le régime dictatorial et le monastère isolé va devenir le théâtre d’enjeux politiques imprévus. L’un des militaires qui ont pris le pouvoir va y être assigné à résidence et la plupart des frères vont être chassés. Hou doit partir. C’est le moment qu’il choisit pour tenter de retrouver sa sœur à laquelle il ne cesse de penser. Le voyage est extrême. Hou ne sait pas où est sa sœur. Il va traverser la Corée à pieds, rencontrant mille difficultés, mille aventures dont certaines se termineront dans le sang ou en prison.
Entretemps, le monastère est militarisé. Le drame va s’installer.
La question « Que faire quand on se croit coupable ? » ne vaut évidemment pas pour la variété des réponses possibles. La question se justifie par l’énoncé même de l’erreur qu’elle comporte. La culpabilité présente dans toute l’oeuvre de Lee Seung-u est une fois encore au cœur de ce magnifique roman. Tous les personnages en sont habités, à l’exception du dictateur. Car le roman s’appuie sur une période de sinistre mémoire, la dictature du général Park Chung-hee et ses lois privatives de libertés. Mais il ne s’agit pas d’un livre politique. Sur cette trame historique finalement voilée, Lee Seung-u aborde les questions qui lui sont chères : la trace, l’exil, la transcendance, la rédemption et le prix qu’il faut acquitter pour l’obtenir.
Car ce n’est pas à cause du militaire qu’il croit avoir tué que Hou entreprend son voyage de mortification, mais à cause du coupable désir qu’il éprouve envers sa sœur. Ce désir, nourri de rêves de sang, qui ne peut aboutir, ne peut se dissoudre que dans le chemin de croix qu’il va entreprendre. Rongé par la détresse et le désir inassouvi, Hou n’a d’autre solution que de tout abandonner et de se donner au voyage pour se laver de ses coupables pensées ; voyage initiatique, voyage de purification où chaque pas accompli libère un peu plus du fardeau insupportable. Mais qu’adviendra t-il quand le fardeau personnel croisera le fardeau collectif, sous forme de dictature. Que peut-il se passer lorsque personne ne peut empêcher la confrontation aux démons ? Des démons qui cachent d’autres démons.
Le Chant de la terre est sans doute le livre le plus mystique de Lee Seung-u. On suit les itinéraires d’abord séparés des deux personnages centraux, avant que ces itinéraires, à la façon du cinéaste mexicain Innaritù, ne se croisent dans un achèvement déroutant. Lee Seung-u montre toute la maîtrise du romancier, car jamais on ne se perd ; on se confronte, sous l’angle mystique, aux questions qui traversent la pensée de chacun d’entre nous.
LE CHANT DE LA TERRE
DE LEE SEUNG-U
Traduit du coréen par KIM Hye-gyeong et Jean-Claude de CRESCENZO
Decrescenzo, 330 pages, 17 €.
2 commentaires