Les livres de portraits abondent, mais Les Sud-Coréens n’emprunte pas le chemin de ses prédécesseurs. La série de portraits que nous propose le journaliste Frédéric Ojardias laisse l’agréable impression qu’elle a été voulue loin du spectaculaire et du clinquant. Elle met en valeur une parole intime, obtenue sur le mode de la confidence, sans intrusion ni provocation. Le sous-titre de l’ouvrage Lignes de vie d’un peuple montre comment bat le cœur de la capitale en restituant une Corée contemporaine coincée entre son désir de ne pas oublier d’où elle vient et son choix de tourner toutes les pages de tous les chapitres de son histoire pour foncer vers l’inconnu. Rares sont les portraits de personnes occupant des postes de pouvoir ou de personnalités, célèbres pour une raison ou pour une autre. En fin intervieweur, l’auteur fait le choix inverse, un choix d’où surgit la saveur de gens porteurs d’un morceau d’histoire, quand bien même celle-ci s’est retournée contre eux. Comme c’est le cas pour le chanteur Shin Joong-hyun. Adulé dans les années 60-70, il est sollicité par la dictature militaire pour composer une chanson à la gloire de Park Chung-hee. Son refus lui vaudra bien des déboires. Aujourd’hui encore, guitariste de référence pour bon nombre de musiciens, il reste dans un anonymat qu’il a lui-même transformé en destin. Malgré le temps qui a passé, ses disques sont toujours dans les bacs des disquaires (j’ai vérifié), preuve qu’il n’a pas été oublié malgré ce qu’il avance dans l’interview qui lui est consacré.
Portrait poignant de l’avocate Lee Jong-ran d’une ONG qui a entrepris un combat de titan, pot de terre contre un cuirassé, en défendant les femmes qui ont manipulé des produits dangereux pour la firme Samsung (plus exactement son entreprise de semi-conducteurs). Dans le documentaire auquel le portrait fait allusion, un dirigeant de l’entreprise refuse de regarder droit dans les yeux une ouvrière rongée par la sclérose, incapable de se mouvoir, soutenue par ses collègues. C’est le portrait le plus bouleversant du livre et la scène tirée du documentaire L’Empire de la honte est oppressante à lire, tant le cynisme du dirigeant et son refus de reconnaître les faits est révoltant. Il en est ainsi du cynisme des puissants, même si aujourd’hui les chaebol (les puissants conglomérats coréens) sont plus surveillés qu’auparavant.
On a aimé le portrait du journaliste d’enquête Choi Seung-ho, montrant combien le métier est difficile à exercer dans une Corée qui n’en finit pas d’en finir avec ses vieux démons de la dictature et du contrôle des médias. C’est paradoxalement l’emprisonnement et le processus de destitution de la présidente Park Geun-hye qui va libérer la parole des journalistes et les renvoyer, tant à leur pratique professionnelle qu’à leur responsabilité sociale. Il avoue même : « En tant que journaliste, j’ai vraiment honte de la façon dont nous avons couvert Park Geun-hye dans le passé ». Selon Choi Seung-ho, la presse est (était ?) doublement encadrée, à la fois par le Gouvernement et par les chaebol Les journaux Hankyeore et Kyunghyang en savent quelque chose. Pour avoir mis en lumière les pratiques délictueuses d’un dirigeant de Samsung, ils ont vu leurs recettes publicitaires supprimées, plongeant les deux journaux dans des difficultés financières qui ont failli coûter leur existence.
Au total 27 portraits savoureux qui permettent de comprendre en filigrane la société contemporaine de Corée, avec ses troubles, ses déceptions et ses espoirs. Les interviewes sont précédées d’une déclaration d’intention et d’une introduction contextualisant la période dans laquelle elles ont été réalisées.
SUD-CORÉENS, lignes de vie d’un peuple
FRÉDÉRIC OJARDIAS,
Éditions Ateliers Henry Dougier, 144 pages, 14 €.