D’emblée le dessin de Samir Dahmani interpelle : un crayonné noir dense, qui sature la page, très peu de blanc, des hachures, des points, un remplissage évocateur de l’atmosphère de ces mois d’été, lourde, chargée de pluie, étouffante, comme la vie de l’héroïne de retour dans son pays natal, installée à Séoul pour son travail. Les contraintes de la société coréenne et de la vie citadine l’empêchent de vivre : obligations au travail, obligations relationnelles, obligations familiales, autant de freins semble-t-il à son épanouissement. Ainsi, elle survit.
Lorsqu’un client arrive de France, Sujin révise son français. Aujourd’hui traductrice, elle a passé dix ans entre Dijon et Paris. Et si les débuts ont pu être difficiles, c’est ce retour en Corée qui semble encore plus problématique. Pourquoi ce choix ? L’auteur n’en dévoile rien. Juste un départ comme une fuite. Mais Sujin redécouvre la ville avec son visiteur Daniel, les vignettes se tachent d’un bleu pastel plutôt céleste, les dialogues en français aussi, comme si la jeune femme prenait une bouffée d’air tout à coup. Plus tard, elle adopte le masque d’un personnage de théâtre traditionnel, rouge, rouge de colère, rouge de honte, rouge la plus visible des couleurs pour une personnalité devenue invisible. Qui ne se reflète même pas dans les verres de lunettes de son interlocuteur, carreaux blancs sans regard, opaques : la relation qui se construit là est peut-être juste le prétexte qui permet à Sujin d’exprimer ce qui l’oppresse, qu’on retrouve souvent ces temps-ci dans la littérature et dans les commentaires sur les trentenaires de Corée du Sud, coincés entre les conventions de toutes origines qui saturent leur vie, comme le crayon de Samir Dahmani.
Le cadrage est tout aussi évocateur, isolant les mouvements et les situations d’un trait net, lorsqu’il s’adapte au lieu comme dans la belle séquence du Coffee Bean, où la vignette s’étire en hauteur permettant au dialogue, bleu, de s’étirer aussi comme en suspens dans la réalité. Parfois au contraire, plus classiquement pour certaines séquences plus oniriques, ou plus intérieures, le cadre disparaît, laissant l’image vibrer au son des percussions, vibrer dans la lumière, vibrer de révolte, exploser.
Voici un récit où les techniques du genre sont les outils d’expression de l’argument ; l’entreprise est graphiquement formidable, l’empathie émanant de l’ensemble enrobe le lecteur qui accepte de s’y laisser prendre, Samir Dahmani excelle dans son art. L’album se referme sur un ultime message de réconfort de Daniel: l’identité ne cesse de se recomposer, au fil de l’existence. C’est cette dernière image qui l’évoque, un bus s’éloigne emportant le masque et la colère, pour laisser à Sujin la liberté de se reconstruire, une nouvelle fois.
JE SUIS ENCORE LÀ-BAS
DE SAMIR DAHMANI
Éditions Steinkis, 152 pages, 16 €.
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