Une plaisanterie de la grande bourgeoisie séoulite rapportée par l’historienne Lee Eun[1] : « Habitez vous toujours à Kangbuk dans une maison individuelle ? », sous entendu : « Vous ne vous joignez pas à la modernité? Vous tenez tant que ça à vos vieilles habitudes? » Pourtant, extérieurement, peu de choses différencient les grands ensembles coréens de nos grands ensembles stigmatisés par la population française comme le théâtre des violences urbaines et d’un mal être lié au fort taux de chômage et au confinement de populations pauvres dans un espace restreint en marge de la ville. Les tanji pouvant être décrits comme des ensembles démesurés de barres implantés en périphéries des grandes villes, quelles spécificités coréennes transforment ces grands ensembles en résidences haut de gamme alors qu’en France ce sont des cités dortoirs pour le quart monde ?
Du côté français…
La ville française a d’abord connu une urbanisation désorganisée dictée par les besoins de chacun comme en témoignent les traces visibles dans les centres anciens et sur les cadastres. Ce tissu urbain serré et désorganisé a progressivement évolué vers un plan réfléchit et plus aéré avec l’apparition des préoccupations hygiénistes suite aux grandes épidémies du 19e siècle et à la Commune de 1871. Les rues ont été élargies pour éviter les barricades et favoriser la circulation de l’air et de la lumière. Haussmann est la figure de proue de ces changements avec les grandes opérations réalisées à Paris. Mais, son travail s’inscrit dans la continuité d’une politique initiée au début 19e siècle et dont l’objectif est d’assainir et de contrôler l’espace urbain en dressant un plan exhaustif de la ville, donnant des noms aux rues et des numéros aux immeubles et en éclairant les espaces publics. Ce travail de nettoyage de la ville médiévale sera complété par les prémices du logement social mis en place par Napoléon III avec le programme des 200 logements ouvriers de la « Cité Napoléon[2] » au 58 de la rue Rochechouart. L’idée de Napoléon III sera reprise par Godin[3] dans la commune de Guise. Ce dernier, afin d’améliorer les conditions de vie de ses ouvriers, fait construire son « Familistère » au cours de la deuxième moitié du 19e siècle en s’inspirant de l’idée du Phalanstère de Fourier. Le Familistère comprend des logements, un ensemble scolaire allant de la crèche aux cours pour adultes, des commerces et des services tels qu’un théâtre et une salle de jeux.
- De la naissance des HBM aux banlieues pavillonnaires
En 1890, naît la société des Habitations Bon Marché (HBM) en réponse à l’agitation sociale résultant de la forte hausse des loyers et des épidémies de typhus et de choléra. Les Habitations Bon Marché remplacent les Habitation Ouvrières et sont les ancêtres de nos actuels Habitations à Loyers Modérés (HLM). C’est l’apparition des préoccupations actuelles d’encadrement de l’organisation de la ville et du logement. Dans cette perspective, la notion d’urbanisme apparaît en 1910 puis la Fédération Internationale pour l’habitat et l’urbanisme est créée en 1913. C’est dans ce courant de préoccupations à l’échelle de la ville que s’inscrit Tony Garnier avec sa cité industrielle, un ensemble urbain pour les citoyens travaillant dans l’industrie. Ce projet novateur inspiré de Fourier, Godin et Zola sera considéré comme trop novateur et ne verra pas le jour. Mais certaines des idées développées dans ce projet seront réutilisées par Garnier dans ses réalisations ultérieures, notamment à Lyon. Et la cité industrielle sera citée par Le Corbusier dans sa revue L’Esprit Nouveau. L’élan initié sera stoppé par les guerres et, suite aux démolissions, il faudra reconstruire en urgence pour reloger les populations. Et malgré les connaissances nouvelles quant à l’organisation et l’encadrement de telles opérations et la création d’un Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), la construction d’habitat d’urgence restera peu encadrée jusqu’à l’intervention de Pierre Courant[4]. Ce dernier lance LOGECO en 1953, un programme de logement économique et normalisé pour une reconstruction encadrée par l’État et une production rationalisée de logements influencée par les idées de Le Corbusier et sa machine à habiter. La période d’après guerre est aussi témoin d’une forte augmentation de la population française exacerbant le problème de la pénurie de logements. Cette crise ajoutée à de fortes inégalités dans la qualité des logements proposés et à l’apparition de la voiture conduit à la mise en place des Zones à Urbaniser en Priorité (ZUP) par P. Sudreau[5] en 1958. Cette opération de grande envergure vise à construire rapidement et en grand nombre. Ce programme de reconstruction au bulldozer sera remplacé en 1969 par les Zones d’Aménagement Concertées (ZAC). Les ZUP étaient, en effet jugées trop uniformes et inhumaines. Mais les ZUP puis les ZAC installent les populations des classes moyennes en périphérie des villes engendrant une paupérisation et la dégradation des centres. La fin des années 1960 voit aussi naître le début de la contestation de la « HLMisation » comme le montre le film de Jacques Tati Mon Oncle, qui dénoncera le manque d’humanité des grands ensembles dès leur apparition. La fin du 20e siècle et le début du 21e siècle voient la banalisation des pavillons de banlieue habités par les classes moyennes fuyant les grands ensembles dans lesquels ils seront remplacés par des populations d’immigrants ou de familles en difficulté qui habitaient jusqu’alors des logements insalubres dans les centres. Les grands ensembles deviennent alors des Ghettos pour des populations jugées sensibles et parquées à l’extérieur des villes.
Du côté coréen…
L’histoire de l’urbanisation de la Corée, notamment de Séoul, s’est faite plus rapidement que l’urbanisation de la France. La Corée, appelé le « Pays ermite » jusqu’au 19e siècle, s’est vu dans l’obligation d’ouvrir ses frontières avec la signature du «Traité de Ganghwa[6] » en 1876 avant de vivre plusieurs décennies d’occupation japonaise. A partir de 1945, Séoul connaît une forte croissance démographique et compte 1 000000 d’habitants. L’extension de la ville suit le tracé des lignes de tramway selon le principe de l’urbanisation en tâche d’huile. Juste avant le début de la guerre de Corée, en 1949, Séoul compte 1,6 millions d’habitants. Durant la période de 1957 à 1960, Séoul traverse une période de forte instabilité politique et la ville est dans un état de délabrement avancé. La situation change avec la prise de pouvoir du Général Park Chung-hee qui transforme la Corée à l’aide de plans quinquennaux à partir de 1962. La Corée subit alors une forte croissance industrielle et Séoul voit sa population augmenter jusqu’à atteindre 5 millions d’habitants en 1969. Mais les installations restent majoritairement cantonnées au Nord du fleuve Han, le Sud du fleuve ne sera véritablement colonisé qu’à partir des années 1970 en commençant par le Sud Est de la Ville. En 1970, Séoul a continué son expansion démographique et compte plus de 8 millions d’habitants. La capitale de la Corée du Sud atteindra son maximum démographique en 1990 avec 10,6 millions d’habitants.
- Le paysage de Séoul
Pays fermé jusqu’au 19e siècle, l’architecture de la Corée était principalement influencée par l’architecture chinoise. La guerre détruit 50% du parc immobilier de la ville et Séoul doit alors loger une population toujours plus nombreuse. Le premier Tanji est construit en 1964 à Map’o-Gu. La population coréenne, alors peu habituée à l’habitat collectif, rechigne à occuper ces nouveaux types de constructions. En 1970, à Séoul, seul 4% des unités de logement sont des Tanji et ces derniers sont surtout implantés au Nord du Han. En 2000, les Tanji représentent 51% du parc immobilier de la capitale sud-coréenne. Au cours de la période des dictatures militaires, le paysage de Séoul sera profondément modifié et la figure du Tanji sera l’outil principal de cette mutation. A la ville ancienne de Hanyang (ancien nom de Séoul) est substituée une Séoul moderne à l’architecture haute faite de barres d’immeubles et de grattes ciel en verre. La ville ancienne aux formes douces et aux matériaux naturels fait place à une ville hérissée de barres minérales. Des architectures de rapport, décontextualisées, normalisées et industrialisées, dont l’apparence tranche avec le paysage montagneux et les vieux quartiers.
Vivre dans un Apate Tanji ou vivre dans un grand ensemble français?
- La situation française.
Les définitions récentes de la notion de grands ensembles témoignent du point de vue des Français sur les grands ensembles, l’environnement dans lequel ils sont installés et les services proposés à proximité de ces cités. Grand ensemble : Groupe de bâtiments (barres et tours) appelé souvent aussi « cité », construit au cours des années 60 et 70 dans les banlieues des grandes villes françaises. Les grands ensembles ont été bâtis à la hâte, sur des terrains désignés par la procédure des ZUP pour résorber la grave crise du logement d’après la Seconde Guerre Mondiale. Ils sont le plus souvent situés à la périphérie des territoires communaux, c’est-à-dire loin des grands axes de communication et des noyaux de centralité banlieusards. Cet isolement et leur dégradation rapide en ont fait peu à peu le refuge de populations pauvres, « captives ». Ils se caractérisent aujourd’hui par une forte proportion de jeunes, d’immigrés, un taux particulièrement élevé de chômage. Aussi certains d’entre eux sont-ils devenus des « quartiers à problèmes » ou « en difficulté » ou encore « îlots sensibles » où se déroulent de plus en plus fréquemment des émeutes de jeunes. Ce sont ces grands ensembles qui font particulièrement l’objet, depuis quelques années, d’une « politique de la ville » dont l’efficacité ne paraît pas évidente[7]. Quelque peu réductrice— certains grands ensembles n’ont pas connu d’émeutes et sont bien entretenus par leurs occupants—, ces qualifications reflètent l’image qu’ont les Français de ces ghettos de banlieue occupés par des bandes de jeunes violents et mal intégrés à la société que montrent régulièrement les informations télévisées ou les premières pages des grands quotidiens. Installés à l’écart de la ville, les grands ensembles français sont généralement mal desservis par les transports en communs. Les constructeurs ayant, semble t’il, misé sur le fort développement de la voiture qui occupe une place importante dans les cités : grands parkings et avenues larges. Les banlieues françaises sont essentiellement minérales, les barres construites en urgence sont en béton, un médium peu cher et facile à mettre en œuvre rapidement. Les équipements collectifs, malgré les efforts, restent restreints du fait du manque de moyens financiers. Le manque de lien avec la ville et le manque de ressources financières des populations des cités ont conduit à une ghettoïsation de ces zones cantonnées entre la ville ancienne et les zones commerciales ou industrielles installées à posteriori en dehors des villes.
- La situation coréenne à travers l’exemple de Séoul.
Le terme d’Apate Tanji est composé d’Apate, transcription du mot « appartement » en Hangeul[8]et de Tanji. Tanjisignifie littéralement « terre entourée », renvoyant plus à l’idée d’un périmètre qu’à l’idée du grand ensemble français auquel est associé l’image de barres clonées se succédant le long d’un entrelacs d’avenues déshumanisées. Le Guide du logement (1994) donne la définition suivante du Tanji : « Opération dont le processus de réalisation et les modalités d’obtention du permis de construire sont fixés par la loi d’accélération de la construction du logement de 1972; l’opération est réalisée sur un terrain d’un seul tenant et comprend l’aménagement du site et la construction des logements, ainsi que la construction d’équipements collectifs[9]. » Cette définition esquisse une notion importante dans la construction et la gestion des Tanji : l’autonomie. Les Tanji offrent la possibilité de vivre en quasi autarcie tant les services proposés sont nombreux et variés. Ainsi, les Tanji comptent un syndicat qui habite sur place et des gardiens qui peuvent être appelés à tout moment pour de menues réparations dans les appartements et qui s’occupent du confort des occupants de leur secteur du Tanji. Il est aussi possible d’y trouver des équipements collectifs tels que des supermarchés, des équipements de loisir (terrain de basket, piscine, terrain de badminton, etc.), des squares et des aires de jeux pour les enfants des écoles maternelles et des maisons de retraites. Le développement de ces services de proximité peut être lié à l’adhésion de la population habitant les Tanji aux valeurs de la bourgeoisie urbaine (toshi chungsan chung) qui veut le meilleur pour elle et ses enfants. En effet, les Tanji les plus recherchés et les mieux équipés sont situés dans les secteurs de la carte scolaire des écoles les plus plébiscitées par les parents coréens tels que le lycée de Kyonggi, voie royale pour entrer à l’Université Nationale de Séoul. Le secteur d’implantation du Tanji se transformant en un argument de vente et de cherté mis en exergue dans les annonces. Cette surenchère des équipements, en comparaison avec le modèle français, s’accompagne d’un service de desserte du Tanji efficace et facile d’accès. Les Tanji sont donc bien intégrés au reste de la ville malgré leur implantation entre la ville et les montagnes entourant Séoul.
Quelles catégories sociales habitent dans les Tanji et les grands ensembles?
- Dans les grands ensembles français.
Bien qu’occupé par les classes moyennes lors de leur construction, les grands ensembles français ont rapidement été déserté par ces populations qui leur ont préféré des pavillons avec un jardin ou des maisons et des appartements plus cossus en centre ville ou à la campagne. Cette migration des classes moyennes est favorisée par l’essor des maisons de constructeurs exposées dans les « Villages expo », mais s’accompagne d’une désertification de ces immenses ensembles d’appartements qui commencent à avoir besoin de subir leurs premières grosses réparations 15 ans après leur construction. C’est à cette période qu’apparaissent les premières études sur les centres anciens alors occupés par des populations pauvres vivant dans des logements insalubres et fortement dégradés. Ceux-ci seront alors transférés en périphérie des villes, dans les grands ensembles, afin de permettre la réhabilitation des centres anciens tout en relogeant les familles ainsi déplacées. D’où une forte concentration de foyers avec de faibles revenus dans ces grands ensembles souvent occupés par des familles d’immigrants ou à faibles revenus car les loyers faibles sont souvent accompagnés d’aides au logement. Les grands ensembles français entrent ainsi dans un processus de paupérisation car les catégories moyennes préfèrent contracter un prêt pour acheter une maison symbole de leur réussite sociale que d’habiter dans ces cités sur le déclin. Ce phénomène est illustré par la mise en place des maisons à 10 000 euros ou la loi Scellier[10].
- Dans les Tanji
Les Tanji ont, quant à eux, bénéficiés de la politique de Park Chung-hee qui a favorisé l’installation des élites dans ces appartements bien équipés et souvent implantés au Sud du Han, dans des zones bien desservies et proches d’écoles renommées. Ainsi, les coréens habitants les Tanji considèrent appartenir à la bourgeoisie urbaine même s’ils ne remplissent pas toujours tous les critères d’appartenance à cette catégorie favorisée définis par le KDI : – Un revenu au moins égal au revenu moyen par ménage (soit environ 3 millions de Wons) ou jusqu’à trois fois supérieur ; – un niveau d’étude au moins égal à la fin des études au collège ; – l’appartenance aux catégories socioprofessionnelles des classes moyennes; – le sentiment d’appartenance à la classe moyenne. Ce sentiment d’appartenance à la bourgeoisie urbaine explique l’écart entre la réalité de la répartition des classes sociales occupant les Tanji et l’image qu’en ont les coréens. En effet, dans la pratique, les occupants des Tanji sont issus de l’ensemble des classes moyennes et non de la partie haute des classes moyennes. Contrairement aux grands ensembles français dans lesquelles les catégories sociales sont mélangées, les appartements des Tanji sont distribués par immeubles en fonction de leur surface et de la catégorie sociale à laquelle appartiennent les occupants. Les habitants des Tanji sont donc entourés de gens de la même catégorie sociale qu’eux— système apprécié par la population qui peut vivre en adéquation avec ses voisins.
En conclusion
Tanji et grands ensembles ont vus le jour dans une même période historique et dans des conditions relativement semblables. Mais ces deux modèles ont pris des chemins qui semblent totalement antithétiques. Ces différences semblent s’expliquer par des évolutions historiques et des volontés politiques différentes. Les grands ensembles ayant été construits dans une optique sociale alors que les Tanji ont été rapidement occupés par les élites de Séoul. La communication et l’investissement des populations et de l’État autour des cités et des Tanji a ensuite accéléré le processus de différentiation de ces opérations de grande envergure. Mais, si pour le moment, les Tanji sont fortement plébiscités car équipés de tout le confort moderne, ces ensembles démesurés devraient atteindre prochainement leurs limites. Les Tanji les plus anciens commencent, en effet à subir les dommages du temps et se dégradent peu à peu, posant la question de la rénovation coûteuse de tels ensembles.
Anne-Claire Florentin
[1] Voir : Valérie Gelézeau, Séoul, ville géante, cités radieuses, CNRS Éditions, mars 2003.
[2] Première cité ouvrière de Paris.
[3] Jean-Baptiste André Godin (1817-1888), industriel français inspiré par le socialisme utopique.
[4] Pierre Courant (1897-1965), ministre de la Reconstruction en 1953.
[5] Pierre Sudreau (1919-2012), ministre de la Construction du général de Gaulle en 1958.
[6] Conclu en 1876, ce traité est la conséquence de l’incident survenu quelques années plus tôt, dit « incident de Ganghwa », entre la Corée et le Japon. Les closes, imposées par le Japon, prévoit l’ouverture de trois ports coréens au commerce extérieur, entres autres mesures au désavantage de la Corée.
[7] Gelézeau, loc. cit.
[8] Alphabet coréen.
[9] Gelézeau, loc. cit.
[10] Dispositif mis en place en 2008 pour soutenir l’investissement locatif privé, remplacé depuis par la loi Duflot (2012), elle-même remplacée par la loi Pinel (2014).
Bibliographie.
Gelézeau Valérie, Séoul, ville géante, cités radieuses, CNRS Editions, Mars 2003.
Flamand Jean-Paul, Loger le peuple, essai sur l’histoire du logement social, Editions la Découverte, Paris, 1989.
Panerai Philippe, Castex Jean, Depaule Jean-Charles. Formes urbaines, de l’îlot à la barre, Editions Parenthèses, 2004.
Le Corbusier, Vers une architecture, Champs/Flammarion, 1995.
Thierry B., L’espace coréen : du temple aux grands ensembles, disponible à l’adresse suivante : http://www.paris-skyscrapers.fr/article-26.html
Vaxelaire André, Cours d’urbanisme, EAN 2e année.
Marseille Gilles, Cours de sémiologie de l’espace et de la communication, École de Condé, BTS de Design d’Espace 1ère et 2e années.
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