Yujin, vingt-six ans, vit avec sa mère Jiwon et son frère adoptif Haejin. Atteint de crises d’épilepsie, il suit un traitement régulier depuis son enfance. Ses crises le placent constamment sous le contrôle des nombreux interdits de sa mère et de sa tante Hyewon, une psychologue pour enfant. Son quotidien étouffant lui parait sans issue jusqu’au jour où il découvre avec horreur le corps mutilé et sans vie de sa mère dans leur appartement.
Yujin tente immédiatement de comprendre la cause du décès de sa mère. Tous les éléments le désignent comme étant coupable, mais il ne se souvient pas de la nuit du meurtre. Après avoir envisagé de nombreuses théories sur sa propre innocence, la mémoire lui revient soudainement avec la découverte de l’arme du crime : c’est bel et bien lui qui a commis le meurtre.
N’arrivant pas à expliquer ses propres agissements, Yujin essaye de retracer le cours de la soirée qui a précédé le crime. En cherchant tous les éléments qui pourraient raviver sa mémoire, il découvrira alors bien plus de choses qu’il ne l’espérait. A travers ses propres souvenirs et le journal intime de sa mère, il exhumera page après page les secrets et les manipulations qui l’ont emprisonné toute sa vie sans qu’il le sache.
Yujin comprendra que sa tante et sa mère n’ont eu de cesse de lui mentir, toute sa vie durant, sur sa maladie, sur la personne qu’il est ainsi que sur l’histoire de sa famille. Il en apprendra plus sur l’accident dans lequel son père et son frère se sont noyés dix ans plus tôt, un drame bien différent de l’histoire qu’on lui avait racontée. Il découvrira les incertitudes et les peurs qui rongeaient sa mère depuis toujours sans qu’il s’en soit douté. Il apprendra que sa tante a toujours cru qu’il pourrait être un danger pour les autres. Et surtout, il constatera les multiples erreurs de sa mère qui ont fait de sa vie un enfer. Les secrets longtemps gardés éveilleront la colère de Yujin et conduiront ainsi le reste de la famille vers un sort macabre et inévitable.
Le point central du roman Généalogie du Mal est la relation qu’entretient le fils avec sa mère. Celle-ci est évidemment rendue ambigüe par de nombreux secrets de famille. Au début du récit, la mère n’est dépeinte qu’à travers les descriptions et souvenirs de Yujin. Jiwon est montrée comme une femme froide et élégante, stricte et implacable, presque effrayante. Elle contrôle la vie de son fils dans les moindres détails et elle lui refuse tant de libertés qu’elle semble plus proche du gardien de prison que d’un parent aimant. « Dans le règlement de ma mère, c’était l’interdit n°1. » (p.25)
Cependant, après que Yujin ait découvert le journal intime de sa mère, une nouvelle facette de Jiwon se dessine. Alors que les premiers écrits que lit le fils sont assez courts et sans émotion, à l’image de la mère, les pages les plus anciennes du journal dévoilent une Jiwon plus jeune et envahie de conflits intérieurs. « Je suis de moins en moins convaincue de pouvoir supporter le poids de ma décision. » (p.243)
Du jour au lendemain elle est devenue veuve et a perdu son fils aîné Yunmin. Elle a dû surmonter seule ce deuil et porter le poids du secret qui pesait sur les morts de sa famille. Puis, en découvrant la part sombre de son fils, elle a dû faire abstraction de sa peur et lutter contre la menace qu’il représentait. « Sera-t-il encore possible d’aimer cet enfant ? » (p.320) Jiwon a été forcée de devenir une mère distante et autoritaire afin d’assurer un futur sain à son entourage.
Seulement, l’état psychologique de Yujin ne le laisse pas voir cette facette de Jiwon. « Si Yunmin était de ceux qui perçoivent leur existence dans les rapports qu’ils établissent avec les autres, Yujin concentrait toutes ses fréquences sur soi-même. Par conséquent, […], son critère unique pour appréhender autrui était : est-il avec moi ou contre moi ? » (p.264) Yujin ne remarque que les initiatives prises à son insu par sa mère. Il ne peut se détacher de l’impression que sa mère a ruiné sa vie dans son dos. Il est incapable de ressentir la moindre empathie pour celle qui l’a élevé, et ce même après avoir lu toute la culpabilité qu’elle ressentait après chaque décision impossible. Dans son journal, elle confie vouloir lui offrir « une vie sans histoire et sans danger » (p.240) mais lui ne retient que les erreurs qu’elle a commises.
Ces mensonges qui animent la relation mère-fils sont aussi la cause de la rage du garçon. « La colère me submerge comme une véritable coulée de lave. Je brûle, je suis un charbon en feu. » (p.248) A ces mensonges qui troublent la vie de Yujin, s’ajoutent des pertes de mémoire importantes, ce qui le conduit à la découverte ses propres actes au cours du roman.
Car l’originalité de ce récit réside bien dans le point de vue à travers lequel l’histoire est racontée. Alors que, d’habitude, les histoires de meurtre sont narrées par une victime ou un enquêteur, ici c’est le meurtrier lui-même qui découvre ses agissements page après page[1].
Cette narration inédite créée un lien spécial entre le lecteur et le personnage central. Lorsque le récit commence, Yujin parait innocent et on espère qu’il le soit. En découvrant le meurtre qu’il a commis, on lui cherche des excuses : une empathie se créée en parcourant les nombreux souvenirs de son enfance, où il parait parfois si vulnérable : « Comme à cette époque, j’aimerais me glisser dans le lit de mon frère. Il me semble qu’allongé à ses côtés, je pourrais surmonter ce cauchemar. » (p.38) En lui prêtant des émotions qui ne sont pas les siennes on s’identifie à celui qu’on croit être irréprochable. Convaincu qu’il ne peut pas être coupable et que sa mère est malfaisante, on se laisse prendre au piège de la compassion. Même lorsque tout accuse Yujin du meurtre de sa mère, le doute persiste jusqu’à ce qu’il se rende lui-même à l’évidence. « Une voix plante des clous dans ma tête. C’est toi. Le meurtrier. » (p.87) Et même après ce crime de sang-froid, on souhaite que la mère de Yujin se soit trompée en voyant son fils comme un monstre.
En adoptant ce point de vue peu commun, Jeong You-jeong nous offre une palette de sentiments contradictoires. Cependant, la narration ne fait pas tout et le mystère persiste ; comment peut-on s’attacher à un personnage dont on connait pourtant la noirceur profonde ? Comment en vient-on à espérer que celui qu’on sait coupable s’échappe ? Ici réside le génie de ce roman, qui nous offre une expérience nouvelle dont l’empathie n’est pas absente.
[1] Un procédé à peu près similaire est utilisé — mais à des fins différentes — dans le roman de Kim Young-ha, Ma mémoire assassine. Le meurtrier, atteint de la maladie d’Alzheimer, recouvre le souvenir des crimes qu’il a commis en lisant les pages de son journal intime.
GÉNÉALOGIE DU MAL
JEONG YOU-JEONG
Traduit du coréen par CHOI Kyungran et Pierre BISIOU
Philippe Picquier, 408 pages, 21,90 €
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