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La chronique de Lee Seung-u 1

Si tu as des pieds, marche !

En 2018, Lee Seung-u donna quelques articles au journal Dong-a Ilbo, sur son séjour à Aix-en-Provence.

Lee Seung-u marche en Provence.

L’écrivain coréen, auteur de 5 romans et d’un recueil de nouvelles en France, a choisi la ville d’Aix-en-Provence pour passer son congé sabbatique universitaire. Il en a profité pour rédiger quelques courtes chroniques publiées dans le journal Dong-a Ilbo. Nous remercions ce journal de nous avoir autorisés à publier ces chroniques dans Keulmadang.

Nos pieds n’ont pas de racines.

David Le Breton (Éloge de la marche, Métaillé, 2000)

On ne peut trouver meilleure réponse à la question : Pourquoi les hommes marchent-ils ? Nos pieds n’ayant pas de racines, ils ne peuvent se fixer nulle part.

J’ai choisi de vivre à Aix-en-Provence pendant mon année sabbatique, grâce à la générosité de mon université. Aix est un lieu particulier, l’eau, l’air, les chemins, les gens, la langue, tout m’y est étrange. J’ai donc décidé de faire deux activités seulement : marcher et écrire.  C’est ce que je fais jusqu’à maintenant. On pourrait dire que je n’ai pas établi de projet. Non, je ne suis pas d’accord, on ne peut pas dire que continuer de faire ce que l’on fait, en décidant de faire plus et mieux, n’est pas un projet.

La mission des pieds est de marcher comme la mission des yeux est de regarder. Il faut des pieds pour marcher comme il faut des yeux pour regarder. En fait, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je ne pense pas que nos pieds ont été créés, à l’instar des outils, parce qu’il nous fallait marcher.

Les deux phrases : « Il nous faut des pieds pour marcher » et : « Nous marchons parce que nous avons des pieds » n’ont pas la même signification.

En général les outils sont créés par nécessité, mais on ne peut affirmer qu’il en est toujours ainsi. Certains outils sont utilisés dans un usage auquel on n’avait jamais pensé avant que ces outils apparaissent. Il y a fréquemment des cas où c’est l’outil qui nous a conduit à inventer la nécessité qui l’accompagne, plutôt que la nécessité nous a conduit à inventer l’outil adéquat. Ce n’est pas par nécessité qu’un outil a été créé,  mais c’est sa création qui a  justifié la nécessité. En fait, c’est le cas de la plupart des inventions de la civilisation technique.

De nombreuses fonctions du téléphone portable auxquelles nous sommes habitués n’étaient pas considérées comme absolument nécessaires avant que les spécialistes du marketing s’en chargent et que la publicité en soit faite. René Girard avance que tous les désirs humains sont médiatés et incités par un tiers. Bien des choses que nous utilisons et que nous considérons comme indispensables, tout en regrettant leur manque de praticité, nous rendent malheureux dès que nous ne les avons plus. Des inventions sans rapport avec la nécessité. Mais, bien qu’inventés sans nécessité, une fois inventés, ces produits finissent par devenir indissociables de la nécessité.

Puisque Dieu n’avait personne à imiter, à la différence des hommes, le désir de Dieu n’a pas eu besoin d’être médiaté ni incité par quelqu’un. Dans ce monde, ce qui compte, c’est l’existence d’abord et seulement vient ensuite l’action. La Genèse commence par  la phrase suivante : « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. »

Dieu préexiste à toute chose. Et quand ce Dieu agit, Il crée. Si on comprenait cette phrase de la manière suivante : Dieu était nécessaire à la création de ce monde, ce serait une interprétation erronée. De la même manière, les hommes ont été créés, et Dieu qui existe déjà gouverne le Jardin d’Eden. Comprendre que les hommes ont été créés pour entretenir le Jardin d’Eden est une fausse compréhension. Les hommes ne sont pas des instruments créés par la nécessité.

On marche parce qu’on a des pieds. On est obligé de voir à moins qu’on n’ait pas d’yeux. On est obligé de marcher à moins qu’on n’ait pas de pieds. Si une oreille n’arrive pas à entendre, ce n’est plus une oreille. Si un pied n’arrive pas à marcher, ce n’est plus un pied. On est obligé de marcher avec les pieds parce qu’on ne peut pas marcher avec des oreilles. La phrase très simple : «  Si tu as des oreilles, écoute » a un sens très profond. Si nous modifions un terme de la phrase, nous pouvons faire de nombreuses variantes : « Si tu as des yeux, regarde », « Si tu as des pieds, marche ». Mais à qui ces phrases pourraient-elles s’adresser ? Qui devrait les écouter ? Si on réfléchissait  à  la raison  de ne pas avoir dit : « Les oreilles, écoutez ! », on pourrait comprendre quelque chose. Le véritable destinataire de ces phrases, ce ne sont ni les oreilles, ni les pieds mais celui qui les porte. Il y a là, l’idée que le rôle des oreilles est d’écouter, que le rôle des pieds est de marcher, mais en réalité, ce ne sont pas les oreilles qui écoutent et les pieds qui marchent. Par le fait que les oreilles n’étant pas le sujet de la conscience, elles ne peuvent écouter. Et c’est le même cas des pieds.

La phrase : « Si tu as des oreilles, écoute » peut-être considérée comme une forme de contraction de : « Si tu as conscience que tu as des oreilles, écoute.» Autrement dit, il faut écouter avec la conscience, plutôt qu’absorber de façon inconsciente ce que l’on entend. De la même façon, la phrase : « Si tu as des pieds, marche » s’adresse à celui qui a conscience d’avoir des pieds. Il est donc demandé de marcher en toute conscience, plutôt que de mettre inconsciemment un pied devant l’autre.

À Aix-en-Provence, je m’apprête à marcher et à écrire. Marcher et écrire en toute conscience. Beaucoup mieux et beaucoup plus que je ne le faisais jusqu’ici, et en paraphrasant Descartes : « Je marche, donc j’écris. »


Universitaire. Fondateur des Études coréennes à l'Université Aix-Marseille. Chercheur-Associé à l'Institut de Recherches Asiatiques (IRASIA). Auteur, traducteur, éditeur. Directeur de la revue de littérature coréenne Keulmadang.