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Juste sous vos yeux

"Juste sous vos yeux" de Hong Sang-soo. Comment témoigner du temps qui passe, des merveilles de chaque jour, du souvenir de ce que nous fûmes.

Je voue une admiration certaine aux auteurs qui, œuvre après œuvre, creusent invariablement le même sillon. Tentative d’épuisement, dirait Perec. Lee Seung-u en littérature, Hong Sang-soo au cinéma. Juste sous vos yeux pourrait être la suite de ses derniers films, un nouvel opus dédié au cinéma et aux acteurs. Comment témoigner du temps qui passe, des merveilles de chaque jour, du souvenir de ce que nous fûmes. Ces souvenirs ne s’opposent jamais au plaisir du temps présent délesté de la répétition des jours.

Sangok (merveilleuse LEE Hye-young) revient des USA et habite chez sa sœur. Le film s’ouvre sur un angoissant plan d’immeubles en rangées serrées vu à travers les barreaux de la fenêtre de l’appartement. Mais aussitôt, le film revient au plan serré, comme on les voit dans les derniers films du réalisateur, manière de filmer l’intime.  Le réalisateur ne filme pas une femme dormant sur un canapé, mais un buste émergé d’une couverture sur un bout de canapé. La plupart des cadrages expriment ici la volonté d’être au plus près de l’intériorité : porche de bistrot, tronçon de ruelle, carré de jardin, angle de maison. Dans ces espaces aussi serrés, les personnages se meuvent lentement, dévoilent leur intention, susurrent plus qu’ils ne parlent, confient un chagrin, un regret, que le réalisateur réservait autrefois aux fameuses scènes alcoolisées dont il s’est fait spécialité. Comme bien souvent, le spectateur assidu a le sentiment de re-venir dans le nouveau film du réalisateur, comme on rentre à la maison après un long voyage.  Dans la même journée, Sangok, l’actrice, traverse le temps, prie régulièrement d’avoir la force d’apprécier l’instant, s’attache à percevoir chaque scène comme étant une scène pleine et entière, qui n’a besoin de rien d’autre que d’exister en tant que scène pleine et entière. Métaphore possible du plan-séquence qui se suffirait à lui-même. La réflexion métaphysique se poursuit à travers les lieux qu’elle veut revoir, le jardin de son enfance, la sensation oubliée, une cigarette dont il faut apprécier chaque volute. Devant un lac, paysage sublime, comme devant la mer d’Hôtel by the river, c’est le café que l‘actrice trouve bon.  Hong Sang-soo filme avec d’autant plus de tendresse l’actrice que celle-ci semble en apesanteur face à la lourdeur des situations. L’ancienne actrice est là, sans être tout à fait présente, comme si la volonté de vivre l’instant supposait qu’elle se soit retirée de ce même instant. Quand elle déambule dans un parc avec sa sœur, contre toute attente, elle va s’accroupir sous un pont pour fumer, (possible allusion à la difficulté voire l’impossibilité de fumer dans l’espace public en Corée).

Sangok a un rendez-vous prévu avec un réalisateur qui veut relancer sa carrière d’actrice. La scène se déroule dans un angle de bistrot, évitant aux personnages de s’échapper, prisonniers volontaires d’une relation qui s’amorce.  Le réalisateur (éternel KWON Hae-hyo) avoue sa passion pour l’actrice des années 80, qu’il veut relancer par un nouveau film. Malgré un premier accord de l’actrice, rien ne se passe comme prévu et seul l’alcool saura maintenir les fragiles liens qui se tissent.  Revenir au premier plan, après tant d’années d’absence au cinéma, comment y croire, Sangok s’empare alors d’une guitare sur laquelle elle applique quelques accords maladroits, on ne revient pas sur le passé. Moment d’amour, d’admiration du réalisateur devant l’actrice évanescente, mais aussi de regret de ce qui ne reviendra pas.  Mais qu’importe puisque le plus beau est à venir. Le décor de la scène est épuré, une plante verte squelettique tente de s’agripper au mur. Cet exercice d’admiration du réalisateur pour une actrice est un sommet de délicatesse, de non-dit, de désir à peine retenu. Mais rien ne se passe comme prévu. Au cinéma comme dans la vie.  L’instant aura pour suite un réveil par message téléphonique et le rire convulsif Sangok, signant l’inanité d’une promesse au cinéma.


Juste sous vos yeux (당신 얼굴 앞에서, Dangsin eolgul apeseo)
Réalisé par HONG Sang-soo
Avec LEE Hye-young, KWON Hae-hyo et CHO Yun-hee 
1h25mn, 21 septembre 2022

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