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About Kim So-hee

Dans "About Kim Sohee", Jung July aborde la société coréenne par là où ça fait le plus mal : la recomposition sociale d’un pays lancé comme un bolide dans un capitalisme sans retenue.

Ceux qui suivent avec délectation le cinéma coréen, le plus souvent cinéma thriller, seront surpris de voir le succès d’About Kim So-hee sorti en clôture de la Semaine de la critique à Cannes en 2022. Ce film pourrait être vu soit comme une magistrale dénonciation du capitalisme coréen, soit comme un exercice vain dénonçant ce que l’on sait déjà. Le film de July Jung n’échappe à aucune des deux catégories mais présente un intérêt inédit : celui d’un film indépendant abordant la société coréenne par là où ça fait le plus mal : la décomposition sociale ou plus exactement la recomposition sociale d’un pays lancé comme un bolide dans un capitalisme sans retenue.

Kim So-hee (Kim Si-eun) est une élève d’un lycée professionnel, adepte de danse k-pop, affectée dans un centre d’appels, et confrontée à des objectifs professionnels aussi durs qu’absurdes :  empêcher les clients de résilier leur contrat. Le spectateur découvre ce qu’est un centre d’appel, de surcroît coréen, des alvéoles de travail que l’on rencontre dans toutes les entreprises coréennes chapeautées par un chef lui aussi mis dans son alvéole. Le rythme, les cadences de travail mais surtout les arguments que doit égrener So-hee à longueur de journée vont avoir raison d’elle ; successivement flattée et vilipendée, ne percevant jamais les primes auxquelles elle a droit, n’en pouvant plus de manipuler les clients au profit de l’entreprise, elle se suicide.  

L’œil averti s’intéressera d’abord à la conformation des locaux : des postes de travail sans horizon autre qu’un écran d’ordinateur, un chef qui écoute toutes les conversations de la trentaine d’employées rivées à leur casques téléphoniques, susceptible d’intervenir en permanence lorsque la communication se déroule mal entre une employée et un client.  Face aux postes de travail, on trouve le tableau des résultats quotidiens et mensuels, avec le nom de chaque employée et le score qui lui est affecté. Elle est félicitée publiquement lorsque l’objectif est atteint, dénoncée tout aussi publiquement lorsque l’employée dégrade le résultat collectif. C’est le cas lorsque le service place de la première à la quatrième, provoquant la colère du directeur. Le collectif n’est pas vu ici comme un groupe social homogène servant une cause commune, mais comme une assemblée d’individus solidarisés de manière exogène par les objectifs économiques et financiers. D’où viennent ces objectifs, qui met au point les indicateurs, qui décide des primes de résultats, les augmente ou les dégrade ? Nous ne pouvons que l’imaginer, et c’est bien cette entreprise invisible qui est la plus effrayante. So-hee ne voit jamais l’ombre d’une prime. Stagiaire elle ne perçoit la prime qu’au bout d’un certain temps, l’entreprise affirmant ne pas vouloir la payer trop tôt de crainte que les stagiaires ne reviennent plus.  

Lorsque le chef de service se suicidera à la suite d’un mauvais résultat de son service, il laissera une lettre d’alerte. Avec l’entrée en scène de l’inspectrice Yoo-jin (Bae Doo-na, habituée des rôles de policière) c’est toute la chaîne qui conduit aux deux suicides qui va être démantelée. L’entreprise d’abord côté client qu’il s’agit de manipuler à l’aide d’un livret prévoyant toutes les situations, lui apportant des réponses codifiées la répétition de « cher client » (kogeknim 고객님) ponctue régulièrement la communication entre le client et la télé actrice, dans la perspective d’amadouer les récalcitrants. Côté salarié, c’est une entreprise taylorienne au sens traditionnel, bien qu’il s’agisse d’une entreprise de services, un management jouant sur la peur et la pression, un directeur injurieux et hystérique, et des cadres servant d’intermédiaires dociles et menteurs entre capital et travail. Certes le trait est lourdement brossé mais tous ceux qui ont, un tant soit peu, l’habitude de fréquenter le monde de l’entreprise, en Corée du Sud et ailleurs, savent que le trait est lourd mais juste. Un autre élément intéressant réside dans la stratégie du lycée professionnel lui aussi soumis aux objectifs de performance, comme son seul moyen de subsister parmi la concurrence. Le proviseur doit fermer les yeux, mentir, envoyer ses élèves au casse-pipe pour maintenir de bonnes relations avec le monde de l’entreprise, rendre ses élèves employables et finalement continuer de recevoir les subsides de l’État. Quant à l’inspectrice Yoo-jin, elle-même affectée par une histoire difficile, il lui faudra patience et abnégation pour montrer que les deux suicides ne relèvent pas seulement d’une décision individuelle mais puisent leur origine dans les pratiques douteuses d’une chaîne allant du Ministère de l’Éducation, aux institutions de formation, au monde de l’entreprise.

Les films d’expression sociologique sont bien trop peu nombreux pour se priver d’About Kim So-hee.  Si les mécanismes d’exploitation capitaliste, si le consentement des acteurs arraché à défaut d’être obtenu, c’est avec un tel film qu’on le voit le mieux. La tradition française des films sociologiques prenant l’entreprise comme thème reste vivace comme le prouve dernièrement Un autre monde de Stéphane Brizé. About Kim So-hee une production rare qui confirmera que la société libérale coréenne n’a aucune hésitation quand la performance économique est en jeu.


About Kim Sohee (다음 소희)
Réalisé par JUNG July
Crank-Up Film, 2h15, 2022

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