Critiques Littéraires Études

L’exil chez Chang Kang-myoung

Emigration contemporaine
Etude présentée au 119e forum sur l’égalité sexuelle à l’Institut Coréen de Développement Féminin, 2019.
Epuisement
SHEN, Shawn, «Historical and Contemporary Korean Emigration: a Comparative Analysis of Ten Waves of Korean Migration», Journal of International Migration and Integration, 2019, pp. 31-47.
Société de la performance
La société de la fatigue, Circé, 2014.
Eloignement
KIM Hyo-jung, KHAWAJA, Nigar G., EIVERS, Areana, « Stress and support: The dual role of the migrant community in the acculturation of Korean migrant families in Australia », Journal of Community and Applied Social Psychology, 2019.
Moi et Surmoi
Chez Freud, le Moi est une instance psychique à la fois consciente et inconsciente qui communique avec le monde extérieur, tandis que le Surmoi est une instance qui juge, protège et interdit.

Home is where the heart is, chantait Elvis Presley. Le concept de « foyer, maison » ne dépendrait pas d’un espace physique, mais plutôt d’un moment dans le temps, de ceux qui nous accompagnent et de la joie ressentie à cet instant. Seulement voilà, les séparations et départs sont souvent inévitables. Mais pourquoi quitte-t-on un endroit ? Outre les obligations sociales telles qu’une mutation ou un déménagement familial, quelle force peut pousser l’Homme à quitter ce qu’il a toujours connu ?

L’environnement est un élément clé de la relation sociale, et contribue à une forme d’équilibre de l’individu. Donc, que faire quand notre environnement devient trop stressant, étouffant, angoissant ou accablant ? Fuir, le plus loin possible. Parfois, de courtes vacances suffissent à échapper au mal-être du quotidien. Parfois, on recherche un exil plus permanent. Considérant cela, le départ peut-il être une manière de protéger son bien-être psychique ? Ou est-ce que le mal-être circule avec nous, où qu’on aille ? En partant de cette idée de mal-être comme motif de départ, prenons l’exemple de la Corée dépeinte dans les écrits de Chang Kang-myoung à travers deux œuvres – Génération B (2011, Decrescenzo Editeurs 2019) et Parce que je déteste la Corée (2015, Picquier 2021).

« Parce que je déteste la Corée et Génération B racontent tous les deux l’histoire d’individus qui se rebellent contre le système, présentant ces individus comme narrateurs. », Interview avec Korean Literature Now, décembre 2018.

Contrairement à l’Occident, les véritables grands mouvements migratoires de la Corée vers l’étranger ne débutent qu’au milieu du XIXe siècle – des migrations d’abord paysannes, puis politiques sous la colonisation japonaise, la guerre de Corée, ou les années de dictature. La plus récente vague d’émigration date des années 2010 et concerne majoritairement la jeune génération. En 2019, une étude révèle que 75% des Coréens âgés de 19 à 34 ans souhaitent quitter le pays. La population parle même de réelle fuite, puisque le néologisme taljo 탈조, qui décrit le phénomène, provient des mots talchul 탈출 (la fuite) et Joseon, l’ancien nom de la Corée. Autre triste fait : la péninsule possède également le plus haut taux de suicide des pays de l’OCDE. Pourtant, vu de l’extérieur, la Corée du Sud semble être une nation idéale : moderne, démocratique, économiquement stable, on vante les résultats scolaires de ses élèves, et sa culture populaire s’exporte dans le monde entier. Alors comment expliquer l’abattement qui semble saisir une partie de la jeunesse coréenne ?

En tête des raisons qui les poussent à s’expatrier, les jeunes Coréens mentionnent le climat compétitif et la pression des institutions qui les épuisent. Hell Joseon est devenu le nouveau nom de la Corée du Sud. Néologisme né de cette fatigue collective, il s’agit d’une expression satyrique utilisée depuis le milieu des années 2010 pour initialement exprimer le mécontentement des jeunes face au chômage, aux inégalités économiques et aux conditions de travail extrêmes.

Nous vivons aujourd’hui dans ce que le philosophe coréano-allemand Han Byung-Chul appelle « la société de la performance » : une société libre, dans laquelle tout est possible. Mais avoir une liberté de pouvoir absolue n’est pas pour autant synonyme de bonheur. Bien au contraire : quand une société encourage constamment l’individu à la performance, aux opportunités, à la surproduction, celui-ci finit par brûler son énergie à vouloir toujours accomplir davantage ; c’est le constat que fait Han. Han reprend ensuite le concept d’inconscient et de Surmoi mis au point par Freud. Selon lui, le Surmoi, qui était censé protéger et interdire, est aujourd’hui devenu dans notre société de performance un Moi idéal auquel le Moi réel aspire. En d’autres termes, je me crée un idéal de ce que je devrais être. Mais résultat, si je n’arrive pas à atteindre ce Moi idéal, le Moi réel s’accable de reproches. Ainsi naissent les afflictions mentales tels que le burn-out, la dépression, les troubles de personnalité, etc… Ce n’est pas en établissant des lois et des interdits que la société crée des déprimés ; c’est au contraire en offrant un trop-plein de positivité.

Hell Joseon pourrait être un exemple concret de cette société de la performance. Faire plus, vite et mieux, entrer dans la meilleure université, obtenir le meilleur emploi dans la meilleure entreprise, se marier jeune… simple sur papier, mais hautement difficile quand on mesure la concurrence, car les places de la réussite sont limitées. Alors quand je n’arrive pas à atteindre les attentes hors de portée que je me fixe, que se passe-t-il ? Je suis un(e) raté(e), voilà tout. La dépression naît d’un combat contre soi-même vers l’excellence.

© Picquier

Chang Kang-myoung est un auteur de référence quand il s’agit de porter un regard critique sur la société contemporaine. Né à Séoul en 1975, il travaille pendant 11 ans comme journaliste avant de débuter sa carrière d’auteur avec Génération B, en 2011. Au fil des pages, il dresse le portrait de cette génération épuisée dans une société bien trop positive pour eux. Le désir de fuir devient instinct de survie – c’est cette souffrance de la compétition qui motivera ensuite le phénomène d’émigration dans Parce que je déteste la Corée.

Génération B est l’histoire de Seyeon, jeune fille qui a tout pour elle. Belle, intelligente et promise à un avenir radieux, tout semble lui réussir et pourtant, sans aucune raison apparente, elle se suicide. Sous la narration d’un de ses amis, son motif se dessine peu à peu. Pour Seyeon, tous les grands changements nécessaires ont déjà été atteints (démocratisation, capitalisme), et la jeune génération n’a plus rien à accomplir, ni aucun rêve à viser. L’époque contemporaine est cruellement marquée par l’absence d’un dessein glorieux et collectif. C’est ce triste constat qui la pousse à vouloir faire réagir la société. Son suicide n’est donc pas un abandon, mais un acte de révolte, car elle est persuadée que seule la violence peut faire changer les mentalités. C’est pourquoi elle incite les autres à faire de même.

Dans le roman, le terme de « Génération B » désigne cette jeune génération incapable de rêver, incapable de pouvoir comme le dirait Han Byung-Chul, et tout aussi incapable de s’en plaindre – le monde autour d’eux est blanchi, sans couleur, fade, mais de tout façon il est impossible de trouver quelque chose de mieux, alors autant ne rien dire. Dans cette société pourtant idéale et accomplie, le mal-être est collectif. Han souligne bien que les afflictions neuronales naissent d’un trop-plein de positif, comme nous avons pu le mentionner plus tôt. De la dépression par exemple, Han dit ceci :

« Elle survient au moment où le sujet performant n’arrive plus à pouvoir. Elle est avant tout fatigue de créer et de pouvoir. (…) Ne plus être capable de pouvoir faire amène à se faire à soi-même des reproches destructeurs et à devenir agressif envers soi. »

La société de la fatigue, p. 56.
© Decrescenzo

Et c’est le cas des personnages de Génération B. Antéchrist, le narrateur, se tue à la tâche pour passer un concours de fonctionnaire mais échoue plusieurs fois et s’engage dans des comportements destructeurs : il tombe dans l’alcool, il se bat avec des inconnus, etc. Hwiyeong, qui souhaite devenir journaliste mais échoue au concours, s’accable de reproches : « C’est quoi mon problème ?! On dit que pour le dernier entretien, c’est un coup de chance en général, mais moi, si j’ai échoué cinq fois à cette phase-là, c’est que c’est moi qui ai un souci, non ? (…) Je suis un vrai nul. » (p. 120) Dans les écrits qu’elle laisse derrière elle, la défunte Seyeon explique : « Pointer du doigt la responsabilité de la société est impensable pour la Génération B. Dans cette société accomplie, l’échec n’est imputable qu’à l’individu, à son incompétence. » (p. 134) L’incapacité de créer, de pouvoir est donc vécue comme une faute personnelle. Un peu plus loin, elle rajoute :

« La Génération B est soumise à une concurrence bien plus farouche qu’autrefois, pour un bénéfice bien plus modeste. Même les individus les plus brillants ne peuvent éviter de se cloîtrer quelques années pour réussir à intégrer les meilleures entreprises, les organismes d’élite, et une fois qu’ils l’ont fait, ils ne sont qu’en bas de l’échelle. »

Génération B, p. 132.

L’idée que les individus s’épuisent éternellement à accomplir mieux, plus, est omniprésente. Cependant, même quand un objectif est atteint, il y a toujours quelque chose de plus à faire, nos attentes n’en finissent pas, et on continue à se tuer à la tâche. La compétition n’a jamais de fin, et la course à l’excellence devient un cycle infini. Dans ces conditions, le mal-être devient omniprésent : le « Moi idéal » de la jeune génération est un Moi capable de produire quelque chose de grandiose, c’est une attente que la jeune génération se crée toute seule, et étant impossible à atteindre, la jeune génération souffre de burn-out et continue d’être éternellement insatisfaite. Puisque le cadre de modèle de réussite oppressant est placé, nous en arrivons à l’idée de la fuite. C’est ce mal-être vécu par une partie de la jeunesse illustré dans Génération B qui devient motif de départ dans Parce que je déteste la Corée.

© Picquier

Dans Parce que je déteste la Corée, Chang Kang-myoung conte l’histoire de Kyena, une jeune femme issue d’une famille pauvre : elle vit avec sa famille dans un immeuble délabré, elle partage une chambre avec ses deux sœurs et les parents n’ont même pas assez d’argent pour acheter une voiture. Kyena sort d’une université banale, n’a même pas appris l’anglais, et en conséquence, a un travail médiocre. Son parcours et sa situation familiale vont déjà bien à l’encontre du modèle de réussite coréen.

« (…) Je n’ai pas d’avenir en Corée. Je ne suis pas sortie d’une grande université, je ne viens pas d’une famille riche, ne suis pas aussi belle que Kim Tae-hui. Si je reste en Corée, je finirai ramasseuse de détritus dans le métro. »

Parce que je déteste la Corée, p. 44.

Comme Génération B, l’environnement de Kyena est un exemple de la société de la performance de Han, où Kyena fait partie de cette jeune génération qui s’épuise vainement à atteindre le modèle de réussite sociale. Sauf qu’elle n’y arrive pas, et ne cherche pas vraiment non plus à le faire. Elle s’est résolue : il lui est impossible de satisfaire ses besoins en Corée. D’un côté, ses propres désirs entrent en conflit avec la société : elle veut vivre d’une façon qui ne correspond pas aux normes coréennes, elle est en conflit avec ses beaux-parents, son manque de distinction universitaire l’empêche de trouver un travail convenable… Et pareillement, puisqu’elle ne respecte aucune des normes, son pays la rejette : « Tu sais, ma patrie ne m’aimait pas non plus. (…) Mon pays natal, la Corée du Sud, s’aime d’abord lui-même. Il chérit uniquement les membres de la société qui lui font honneur (…). Si je me retrouve dans la misère et que je ne suis plus en mesure d’accomplir mon devoir de citoyenne, il ne m’aidera pas, ce sera à moi de faire en sorte de ne pas entacher la gloire de ma patrie. » (p. 181)

Dans cette situation, Kyena vit constamment sous pression, et cela affecte évidemment ses besoins personnels. Par exemple, même l’acte sexuel – qui est un désir naturel – est devenu une contrainte, un devoir conjugal pour ne pas vexer son mari, plutôt qu’une réelle envie : « J’ai caressé doucement ses cheveux en prenant garde à ne pas le réveiller. Si jamais il ouvrait l’œil, il voudrait encore me faire l’amour, par sens du devoir, et moi aussi je me sentirais obligée de l’accueillir, par sens du devoir. » (p. 166-167)

C’est cette pression constante qui motive son désir d’émigrer en Australie. Le modèle de réussite coréen est producteur de stress chez Kyena. En psychologie, on sous-entend que face au stress, il existe globalement deux types de réactions majeures : le combat ou la fuite. Si dans Génération B, Seyeon et le narrateur choisissent, tous deux à leur manière, de combattre le système ; Kyena quant à elle choisit la fuite.

« Tu sais, ces animaux qu’on voit souvent dans les documentaires sur la savane africaine, les gazelles de Thomson, celles qui se font manger par les lions (…). J’ai beau être une gazelle de Thomson, je ne peux quand même pas rester sans rien faire pendant qu’un lion s’approche de moi. Je dois au moins essayer de m’enfuir à toutes jambes. C’est pour ça que j’ai quitté la Corée. Je sais bien qu’il est plus élégant d’affronter ses ennemis et de remporter la bataille que de s’enfuir… et alors, qu’est-ce que je devrais faire ? »

Parce que je déteste la Corée, p. 6-7.

Kyena fuit pour l’Australie, mais la vie là-bas n’est pas pour autant idéale. Elle y subit des injustices et fait face au racisme. Néanmoins, elle a conscience que la vie est faite de difficultés. Ce n’est pas réellement les difficultés qu’elle fuyait en Corée, mais plutôt la réponse de son pays à ses souffrances personnelles – c’est-à-dire, le rejet. La société coréenne encourage à s’épuiser constamment pour essayer d’entrer dans la norme de réussite et délaisse totalement les ratés, ceux qui n’y arrivent pas, les dépressifs comme dirait Han. Un portrait aux allures de vérité, quand on voit la stigmatisation qui existe autour des désordres mentaux en Corée, et quand on sait que la société préfère que ceux qui souffrent se taisent, car le mal-être mental risque d’entacher l’honneur de la famille et des proches, et il est préférable de sacrifier l’individu au profit de la communauté.

Incapables de vivre dans une telle situation, la souffrance de la jeunesse coréenne pousse à la fuite. Le départ devient une manière de fuir les difficultés, les préjugés, et espérer laisser son mal-être derrière soi. Kyena est arrivée à la conclusion que le modèle coréen de vie et de pensée faisait obstacle à ses besoins et désirs, et acculée par le stress, elle a fui pour survivre autrement. Un dernier détail intéressant est que pendant sa vie en Australie, Kyena manifeste par ailleurs le désir de se distancer des autres Coréens, et donc implicitement de la façon de penser coréenne, des valeurs communautaires et du stress que cela peut engendrer : « C’est à cette période que j’ai déménagé pour m’installer dans un poulailler où il n’y avait pas de Coréens, car si je continuais à fréquenter mes semblables je n’arriverais pas à progresser. » (p 78)

Cette volonté peut, elle aussi, être mise en contexte dans la réalité. Selon une étude de 2019, les communautés de migrants coréens à l’étranger ont tendance à continuer d’appliquer les normes sociales (surtout parentales) coréennes, notamment concernant la pression de la réussite scolaire. L’étude mentionne également que développer des relations avec les autres migrants coréens peut se révéler compliqué, car rien ne reste privé très longtemps, et l’esprit communautaire prend de nouveau le dessus.

Pour conclure, le mal-être comme motif d’exil est devenu chose courante dans la littérature sud-coréenne : que ce soit une protagoniste oppressée par les attentes de ses parents concernant les études et le mariage qui quitte abruptement le domicile familial dans la nouvelle 푸른 사과가 있는 국도 (La route aux pommes vertes) de Bae Suah ; ou encore une famille inquiète du stress du mode de vie urbain qui part s’installer à la campagne dans Le goût du kimchi de Hong Yeon-sik.

Chang Kang-myoung est un des auteurs qui s’est illustré dans l’art de la critique sociétale de manière subtile. Parce que je déteste la Corée est une œuvre représentative de la plus récente vague de migration où la jeune génération cherche à échapper à l’enfer coréen en fuyant vers l’étranger. Comme Kyena, les jeunes Coréens tendent souvent à mettre des distances avec la Corée et ses valeurs en émigrant, contrairement aux écrits du XXe siècle où ceux qui quittaient le pays gardaient un fort attachement à leur patrie d’origine.

A noter aussi que le phénomène opposé existe – le retour des migrants du XXe siècle (ou de leur descendance) vers la Corée aujourd’hui. Contrairement à la jeune génération qui fuit les normes trop strictes de la société contemporaine, ces enfants d’émigrés circulent vers la Corée par désir de renouer avec des racines perdues ou de trouver un sentiment d’appartenance. Dans 단순한 진심 (La simple honnêteté) de Jo Hae-jin, Nana est une adoptée coréenne en France qui retourne en Corée après être tombée enceinte, par désir de renouer avec une part d’elle qu’elle a l’impression d’avoir perdu.

A propos

Doctorante en littérature coréenne, j'ai découvert la Corée par la musique et le cinéma en 2010, et l'amour que j'ai pour ce pays n'a fait que s'étendre au fil des années. En termes de littérature, ma préférence va aux polars, drames et autres récits complexes. Ma recherche se focalise sur des thématiques sombres, très présentes dans la littérature contemporaine : mal-être, psychopathologie et mélancolie ; mais cela ne m'empêche pas d'apprécier les histoires plus joyeuses de temps à autre.