Le prolifique, le brillant, le singulier Kim Young-ha nous revient avec un recueil de trois nouvelles pas moins, qui sont presque de courts romans tant la matière en est organisée, la finalité circonscrite.
L’unité aussi entre les trois textes et le lien évident avec l’œuvre de l’auteur font de ce recueil un objet délicieux, délicieusement pervers. L’art de Kim Young-ha réside dans cette façon de plonger le lecteur dans des univers très dissemblables, des situations aux antipodes les unes des autres et de tisser le lien, comme l’araignée tisse une toile. C’est d’ailleurs l’intérêt principal de ces récits, qui n’est sûrement pas un hasard, ni une habitude, encore moins une faiblesse ; non, là encore, Kim Young-ha est un tacticien, qui harmonise et planifie. C’est dans Ma mémoire assassine paru en France en 2015 qu’on trouve le germe du recueil publié cette année, mais tant d’autres approches depuis la publication en 1996 de La Mort à demi-mots façonnent l’œuvre magnétique de l’écrivain et se retrouvent dans ces derniers textes.
Dans ce recueil, trois récits circulaires, qui fonctionnent en boucle. Dans la première histoire, une femme regarde mourir son père, et se souvient : ils sont unis par un lien de possession. Un père brillant s’approprie une de ses filles qui devient sa créature, un miroir flatteur et sans reproche, « Ma fille, qui est le plus beau dans ce royaume ? » Rien n’y résiste, aucune amitié, aucun amour, même le lien familial se défait, de renoncement en trahison. Comme souvent, le plus lésé n’est pas celui qui est abandonné. Dans le second texte, un écrivain fou hallucine : ces poules autour de lui ne vont-elles pas le prendre pour un épi de maïs ? L’écrivain assailli par ses créanciers, ex-femme, fille, éditeur, et même maîtresse, se réfugie dans le délire. Il est une proie facile, lui qui peine à la tâche, fragile créateur d’une œuvre qui peine à se renouveler, victime désignée que seul l’évitement du réel protège de la destruction totale. Comme la mère du petit Seongmin du troisième texte, enlevé à deux ans, et dont chacun des parents ne survit que par stratagèmes : elle sombre dans la démence, et le père, Yunseok, distribue sans fin des flyers où la photo du bébé évolue au fil des années qui passent. Par le fils de Seongmin, le vieux Yunseok relance les dés, la partie recommence.
Dans la fabrique littéraire de Kim Young-ha, la réalité rattrape ceux qui cherchent à lui échapper, car l’écrivain tient les rênes, et domine la scène de la création comme un manipulateur de marionnettes, ou un tireur de cartes : influence, emprise, domination jouent sur perte, solitude, exil pour faire grincer folie, cynisme et perversion. La première lecture innocente capte quelques relais, la seconde commence à s’abîmer dans la spirale hypnotique, ensuite, ce n’est plus qu’une affaire d’émotions. Kim Young-ha dans le rôle de Kâa le serpent envoûte le lecteur jusqu’à ce que ce dernier ait sucé la dernière petite goutte du philtre, et qu’affamé de nouveau, il n’ait plus qu’à espérer que la prochaine publication en France ne se fasse pas trop attendre. Jusqu’alors, il expérimentera lui aussi la solitude, piégé par le clin d’œil narquois d’un auteur-enchanteur.
DEUX PERSONNES SEULES AU MONDE
KIM YOUNG-HA
Traduit du coréen par CHOI Kyungran et Pierre BISIOU
Philippe Picquier, 144 pages, 14 €.