Chroniques Styles & Cie

Le camp de l’humiliation

Davantage qu’un ouvrage de plus sur le régime autoritaire et manipulateur de Corée du Nord, ce roman Le camp de l’humiliation, est une nouvelle contribution à la dénonciation de cette abjection, les camps d’internement où l’humanité est foulée aux pieds où qu’ils soient situés, à quelque époque que ce soit.

Récits d'évadés
Blaine Harden. "Rescapé du camp 14", récit de Shin Dong-hyuk. – Belfond, 2012
Corée du Nord
Barbara Demick. "Vies ordinaires en Corée du nord". – Albin Michel, 2010

Avec la parution au format de poche de ce roman de Kim Yu-kyeong, Le camp de l’humiliation, une autrice nord-coréenne réfugiée en Corée du Sud, c’est à nouveau l’image terrible des camps qui s’impose à nos consciences. Camps de déportation, de concentration, camps de travail, d’internement, de prisonniers politiques, tous ces camps où l’homme s’applique à se déshumaniser en s’entraînant sur des victimes réduites à l’impuissance.

Bien sûr qu’on sait que tout cela existe, et que c’est absolument condamnable. Mais c’est si loin, c’est si incroyable, que les rescapés d’Auschwitz ont mis des années avant de réussir parfois à raconter ce qu’ils avaient vécu, ce à quoi ils avaient survécu quand tant d’autres étaient morts. Kim Yu-kyeong veut témoigner de la réalité contemporaine de ces camps dans le pays qu’elle a fui, la dite République Démocratique Populaire de Corée.

Le camp de l’humiliation est situé au milieu des montagnes de Corée septentrionale, possiblement dans le Hamgyong du nord, c’est-à-dire à la limite de la Sibérie, terre meurtrie par le goulag révélé par Alexandre Soljenitsyne, dans des forêts infinies et glacées où sont morts aussi des milliers de prisonniers japonais après 1945. Lorsque le jeune couple d’intellectuels, un journaliste et une musicienne, elle joue du gayageum, et leur mère professeure de violon arrivent, malgré les miradors et les chiens qui leur rappellent Auschwitz, le spectacle grandiose de la nature sauvage leur laisse imaginer un avenir possible : « L’odeur des herbes fraîches monte du sol humide tandis que les feuilles des arbres sous la lumière des projecteurs scintillent avec autant de splendeur qu’un décor de théâtre ». Mais la nature n’est pour rien dans la cruauté des hommes.

Aussitôt la réalité se rappelle à eux ; sans qu’ils le sachent eux-mêmes, on apprend qu’ils ont été arrêtés parce que le père du jeune journaliste qui travaillait pour les services secrets aurait trahi et déserté en Corée du Sud lors d’une mission d’infiltration, c’est-à-dire qu’ils sont jugés « coupables par association ». Leur sort est de mourir à la tâche, la plus ardue, ingrate et absurde possible, et pour commencer ils sont dépouillés de leurs affaires personnelles en particulier leurs vêtements chauds, et sommés de revêtir des loques, le costume du bagnard informe et incolore, l’uniforme de l’humilié, de celui qui n’a plus d’espoir. Un semblant de vie privée leur est accordée sous la forme d’une masure qu’il va falloir rapetasser avant qu’elle puisse les abriter. Très vite là encore, ils comprennent qu’il s’agit surtout de les isoler de leurs voisins, d’éviter tout rapprochement, toute esquisse d’entraide, toute idée de résistance : ils sont là pour souffrir, pour se regarder dépérir. C’est l’automne, la tâche des hommes est de monter dans la forêt pour abattre des arbres et faire du bois de chauffage, les femmes sont employées à des travaux agricoles tout aussi pénibles. Pour ces gens qui ne connaissent rien à la vie dans la nature, au travail manuel, chaque seconde est une épreuve et Wonho aux mains blanches est éperdu d’admiration devant la maîtrise de son premier compagnon de travail.

Sauf que l’un des gardiens du camp se souvient d’avoir été sincèrement et profondément amoureux de la jolie musicienne, et qu’il décide d’adoucir son sort. Il va renvoyer la comptable qui s’occupe aussi de son ménage pour que, prenant la place, Su-ryeon trouve un peu de répit. Lorsque Wonho découvre qu’ils sont amants alors qu’il vient d’apprendre que sa femme est enceinte, les dés sont jetés, et le romanesque se déploie.

Des années plus tard, Su-ryeon, Wonho et Min-kyu le bowiwon se retrouvent à Séoul ; leur confrontation est un ultime renoncement dans le cadre d’une liberté idéalisée.

L’autrice brosse avec talent le tableau de ces lieux de déchéance, alternant les séquences sordides avec les moments de répit bucoliques ou tout empreints d’amour filial ; les descriptions des paysages, des lieux de travail, la mine de calcaire dans laquelle Wonho est affecté par mesure de rétorsion, ressortent d’une forme de cinématographie de l’écriture, avec une approche de documentariste. Il n’est pas mentionné que l’autrice ait elle-même subi de déportation, mais sa fine connaissance du sujet lui permet d’évoquer toutes ses dimensions déshumanisantes du camp pour les prisonniers comme pour leurs bourreaux ; Kim Yu-kyeong décrit le sort de ses propres compatriotes encore aujourd’hui condamnés, sans oublier celui des femmes, esclaves sexuelles violées jusqu’à la mort, des enfants nés dans ces bagnes sans foi ni loi avec pour tout modèle la violence, la fourberie, la cruauté. Tous éléments documentés par l’expérience historique de ces pratiques dégradantes pour l’humanité toute entière.

La psychologie des personnages se conforme à ce modèle cinématographique, tendance réaliste et en noir et blanc. Le roman débute par l’arrivée au camp de Wonho, sa femme et sa mère, et l’autrice distille au compte-goutte les informations permettant d’assembler le puzzle de leur histoire, de leurs personnalités et de leurs interactions. C’est davantage en observant leurs réactions aux situations qu’ils doivent affronter que le lecteur apprend à les connaître. Ils évoluent certes, mais ils se révèlent aussi et ce jusqu’au terme de leur destin commun. Le personnage le plus romanesque est sans nul doute celui de Min-kyu le gardien tortionnaire, repenti grâce à l’amour. Les personnages féminins obéissent aux canons comportementaux de l’épouse et de la mère courageuses et sacrificielles, mais c’est dans le portrait du jeune journaliste Wonho, égocentrique jusqu’à l’absurde, que Kim Yu-kyeong se montre le plus féroce, en dénonçant l’éducation et les principes culturels qui régissent le comportement masculin, et finalement condamnent le vrai héros du roman.

Mais pour toute la galerie de personnages, là encore, la connaissance de l’autrice des récits d’évadés, d’échappés de Corée du Nord, d’esclaves en Chine est très perceptible ; il est dommage que l’on n’en apprenne pas davantage sur les conditions d’accueil en Corée du Sud, mais pour ce triangle amoureux au sort funeste, c’est bien de retour à la vie qu’il s’agit ; la vraie vie, celle des compromis, des dissimulations, celles des renoncements, celle de ceux qui ont échappé à l’humiliation mais pas forcément à l’avilissement.

Le camp de l’humiliation, un roman-document, de Kim Yu-kyeong une autrice qui sait utiliser la fiction pour stimuler les consciences.


Le camp de l’humiliation
KIM You-kyeong
Traduit du coréen par LIM Yeong-hee et Stéphanie FOLLEBOUCKT
Picquier poche, 480 pages, 11€

Documentaliste dans l' Education Nationale, et très impliquée dans la promotion de la littérature pour la jeunesse, j'ai découvert la production coréenne il y a plusieurs années, et j'ai été emballée! Je m'attache donc dans Keulmadang à en partager les délices avec les lecteurs, sans m'empêcher parfois de chroniquer un roman ou une bande dessinée pour les plus grands.

1 commentaire