Song Sok-ze est en France l’auteur d’un seul titre, alors que son œuvre abondante est très connue et appréciée dans son pays. Mais quel titre ! À qui mieux mieux est un roman complexe, multiple, foisonnant, où l’auteur s’engage pour défendre un idéal contre un système.
C’est une épopée circonscrite dans la durée, mais non dans l’intensité ; avec ses récits enchâssés, les lecteurs.trices s’en délectent comme d’un roman comique d’autrefois, ou, comme Hervé Péjaudier l’explique dans la postface, un pansori, récit chanté et rythmé traditionnel. Il s’agit en plus d’un roman extrêmement visuel, dont la richesse des descriptions de la nature, des scènes et des échanges entre personnages se prête à l’oralisation, voire à la scénarisation. Le titre de chaque chapitre est en outre une référence musicale qui accentue cette perception. Probablement assez codifiée, le lecteur non coréen savourera néanmoins l’originalité de l’œuvre, en complétant avantageusement sa lecture par celle d’un appareil de notes éclairant et de la postface analytique.
Song Sok-ze est très apprécié dans son pays pour son humour décapant, et À qui mieux mieux confirme on ne peut mieux cette réputation. L’histoire est elle-même inscrite par l’auteur dans un double décor qui la place dans la situation non seulement d’être lue, mais d’être regardée : le lecteur découvre un récit comme il observerait ce qui se déroule sur une scène. L’art du romancier tel que le défend Song Sok-ze dans sa courte introduction, se déploie magistralement.
« Une rivière. C’est une rivière. »
Par ces premiers mots, Song installe immédiatement son œuvre dans un cadre naturel. L’action se déroulera dans une campagne isolée de Corée, au creux d’une vallée où coule une rivière. Puis il l’agrémente de détails burlesques en introduisant les deux premiers personnages. Le ton est donné. Ce sera une histoire de nature pleine de fantaisie, une histoire sauvage quoi ! Dans ce cadre 100% naturel, subsiste l’un de ces décors de feuilletons historiques, fleuron de la création télévisuelle coréenne, un village traditionnel de carton-pâte, abandonné. Et c’est un autre feuilleton que Song Sok-ze nous propose de suivre :
« … Il en coûte trop cher pour briller dans le monde. / Combien je vais aimer ma retraite profonde ! / Pour vivre heureux, vivons cachés. »
La conclusion de l’ancienne fable est programmatique. Une petite communauté d’accidentés de la vie s’est rassemblée là, peu à peu, et compose une famille choisie, volontairement à l’écart du monde. Tous les âges sont représentés, des adolescents aux grands-parents potentiels, chaperonnés par un antique moine qui vit dans un ermitage et guette le monde pour lui fixer d’impérieuses et cocasses limites.
L’aventure commence lorsque la jeune Sae-mi est prise en chasse par un gang de voyous qui s’ennuient ferme à la campagne, alors qu’elle rentre du village où elle a fait quelques courses.
C’est une belle fille Sae-mi, naturelle et saine, et les gangsters en feraient bien leur quatre-heures, eux qui sont blasés de leurs conquêtes domestiquées par la drogue et l’alcool. C’est sans compter l’ingéniosité de l’adolescente qui ni une ni deux, saute le fossé et s’enfonce dans le sous-bois. Son jeune frère est muet mais pas godiche, il la suit partout, et vole à son secours pour l’aider à se débarrasser de celui qui la coince quand même, bien décidé à goûter le premier à ce fruit, pour lui très exotique. Mais la jeunesse et la nature sont pleines de ressources, et le gangster va le découvrir à ses dépens. Le gang mené comme une meute par un Grand Frère arrogant, se lance sur le sentier de la guerre avec une seule idée en tête : la vengeance ! C’est sans compter l’inventivité et l’esprit de résistance qui animent la communauté du vrai nouveau-village.
Un roman de la transgression
Dans le montage narratif, Song Sok-ze alterne les épisodes où l’action évolue, souvent traités sur un mode satirique venu en droite ligne du théâtre de rue, qui font parfois pleurer de rire, avec la présentation de ses personnages. Ces pages-là donnent lieu à des descriptions réalistes beaucoup plus émouvantes, mais toujours empreintes de cet excès d’un réalisme noir, où les pires défauts humains sont très également répartis sans distinction de classe. On rit très jaune alors.
Tous les personnages se sont affranchis de leur détermination sociale, des codes imposés par un modèle rigide et qui s’arc-boute contre l’évolution : So-hi est une vieille femme qui a passé sa vie à servir les intérêts d’un époux qui n’a su voir en elle qu’un faire-valoir, et qui développe désormais ses compétences sans forcément les partager, acquérant de ce fait un pouvoir irréductible. Yeo-san s’est extrait de la société pour vivre comme il l’entend, c’est-à-dire sans autre contrainte que se nourrir, Yeong-pil décide d’oublier ce qu’on lui doit pour profiter de ce qu’on lui a donné, les jeunes, Sae-mi et son frère Jun-ho, handicapé, ont fui la violence et la maltraitance auxquelles les contraignait leur statut d’enfants. I-ryeong enfin, décidée à en finir après que son tortionnaire de mari ait tué leur petite fille, est ressuscitée par la grâce de Yeo-san. Avant d’être homme ou femme, tou.tes sont des victimes qui se libèrent, des individus qui revendiquent leur droit de vivre hors de cette société qui enferme et mutile.
Les voyous qui les harcèlent sont eux aussi mutilés, empêchés d’expression, voués à la soumission, et à la reproduction du modèle, car hors du gang, point de salut ! Les voyous lui vouent leur vie et lui doivent leur survie. Et devant cette fausse famille, issue d’une conception dépassée, dont le Grand frère est le seigneur à la fois bourreau et victime, se dresse une famille nouvelle où les liens qui se tissent par consentement mutuel sont plus forts. La lutte pour les défendre n’en sera que plus féroce. Dans le duel qui oppose Jeong-muk et Yeo-san, ce sont bien deux systèmes qui s’affrontent, deux visions du monde et de ce modèle coréen du patriarcat, qui protège et soumet à la fois. Et l’auteur fait son choix, sur un mode à la fois jubilatoire et corrosif.
Song Sok-ze se distingue aussi lorsqu’il explore la mise en scène d’un retour à la nature sur le mode de l’échange et du respect : en totale contradiction avec l’exploitation qu’en avait fait la production du feuilleton historique venue s’installer en terrain vierge de civilisation pour mieux y abandonner les déchets imputrescibles de ses décors factices, les nouveaux robinsons pratiquent la pêche et la chasse pour survivre, la culture pour se nourrir et se soigner, la matière produite étant utilisée comme engrais pour nourrir à son tour la terre et donnant lieu à quelques-unes des scènes les plus comiques du roman : il s’agit bien d’une forme de « retour à la terre » respectueuse et très contemporaine. Cette intégration à petite échelle est l’occasion pour le narrateur-observateur de brosser un portrait de la nature sauvage en majesté, puisque la majorité des chapitres commence par l’évocation d’un site, d’un oiseau ; la phrase « Une rivière. C’est une rivière », est l’image que l’auteur utilise pour ouvrir mais aussi refermer le roman, et l’envelopper dans le double voile de la nature indomptable et de sa propre création.
Dans À qui mieux mieux, l’engagement de Song Sok-ze prend la forme d’un manifeste écologiste et social, dans une forme qui revendique ses liens avec une tradition dramatique et littéraire, fière et indépendante. Le propos le rapproche de cette veine du récit utopique ou dystopique, où de la catastrophe, renaissent des êtres nouveaux, qui se battent pour la vie et la liberté, souvent contre d’autres, tenants d’un ordre ancien, vestiges d’une société dépassée. Un roman décapant !
À qui mieux mieux
SONG Sok-ze
Traduit du coréen par Han Yumi et Hervé Péjaudier
Éditions Imago, 2013, 25€
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