Les habitués d’ouvrages et de manuels de recherche en sciences humaines et sociales seront certainement surpris, voire décontenancés par Faire du terrain en Corée du Nord. Si le lecteur se faisait du chercheur en sciences sociales un monstre froid, guidé par son objet, rigide au point de ne varier en aucune façon, s’adaptant à son terrain parce qu’il ne peut faire autrement ; il trouvera dans cet ouvrage de quoi modifier son point de vue. En effet, mener des recherches en milieu difficile, fermé, voir hostile ne peut supposer une application stricte des protocoles habituels. La RDA des années 70 et la Biélorussie des années 90, pays aux caractéristiques bien différentes de la Corée du Nord, dans lesquels nous eûmes à intervenir, nous ramenèrent, par réminiscences, en terre connue.
Le présent ouvrage résultat de recherches sur la ville de Pyongyang ne donne ni recette, ni manière de faire qui serait tout à fait contraire au défi qu’il lance : faire autrement de la recherche en Corée du Nord, et peut-être, faire autrement de la recherche. L’ouvrage est hybride : des textes personnels, intimes, aveux d’échec, colères et méthodes se confrontent et donnent à lire un processus vivant, ravivé par le paratexte, des échanges de mails entre les organisateurs de la mission. Des textes exigeants réclamant la participation du lecteur, appelé, à l’instar des chercheurs, à déconstruire et reconstruire une réalité fuyante. Par jeu, par défi, pour rompre le sentiment permanent de difficulté à faire de la recherche dans un pays où le discours dominant est structuré par la propagande, l’équipe de chercheurs se lance dans une recherche aux thomassons, ces objets urbains devenus inutiles : panneau indicateur de lieu qui n’existe plus, objet scellé sans usage, porte donnant sur nulle part, etc. (le sud de l’Italie est riche en la matière).
La récolte n’est pas forcément prolifique mais permet d’appréhender Pyongyang dans ce qu’elle a de délaissé, de déclassé, d’oublié, rendu au vide ou à l’absurdité. L’abondance de photographies vient soutenir la démarche. Un pas de côté dans ce programme et une autre façon de donner raison à François Roustang quand il dit : « Comment rendre une énigme moins énigmatique, si ce n’est en la situant à proximité d’autres énigmes ? »
D’entrée d’ouvrage est posé le cadre idéologique dans lequel s’effectue un terrain de recherche en Corée du Nord, un cadre idéologique adossé à la propagande organise la représentation des Nord-Coréens sur leur pays. Un cadre idéologique en confrontation permanente et inévitable au(x) cadre(s) idéologique(s) des chercheurs, quels que soient ces cadres. L’ouvrage délivre des fragments, des carnets de recherches, des matériaux bruts, des impressions, des émotions. De ces dernières, il est peu commun d’en parler dans un travail de restitution, mais nous savons pourtant combien elles agitent le chercheur, sèment le trouble, modifient le regard, nécessitent le sursaut pour ne pas sombrer en elles. Elles donnent de la chair à l’ouvrage, évitent la traditionnelle aridité du genre. Dans cet ouvrage, il est plus question de comprendre ce qui est possible de faire dans un terrain de recherche difficile, de confronter les méthodologies de travail avec les collègues nord-coréens que de délivrer des informations nouvelles sur le pays, sinon un bien utile dictionnaire abrégé du nord-coréen et la traduction de chants révolutionnaires du pays.
Le parti-pris assumé (de dépit ?), revendiqué, de porter un autre regard à la fois sur l’objet, les moyens, la méthode, dans un même temps où il faut se confronter à l’encadrement serré, à la déambulation contrôlée, aux questions sans réponses, aux réponses sans questions, s’exprime ici par des textes fragmentés, des abréactions littéraires, des confidences, autant de façons de rendre compte, en même temps que d’interroger la pratique du chercheur, de l’insérer, voire de l’enserrer, dans une volonté d’écrire autrement le matériau des sciences sociales comprises dans les études aréales. En leur temps, Michel de Certeau ou Michel Leiris, pour ne citer qu’eux, rompirent aussi avec la tradition ethnographique pour écrire autrement la recherche en sciences sociales.
Faire du terrain en Corée du Nord
Sous la direction de Valérie Gelézeau et Benjamin Joineau
Ateliers des Cahiers, 2021, 25€
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