« […] les membres d’une même famille rient ensemble quand ils sont heureux, pleurent ensemble quand ils sont tristes, et […] si l’un d’entre eux commet une erreur, tous les autres sont responsables » (p.49)
La culture coréenne est à de nombreux égards le résultat de l’influence de la pensée confucéenne, selon laquelle il est notamment de la responsabilité individuelle de maintenir l’harmonie sociale. Présenter des excuses pour une faute que l’on a commis soi-même, à la place d’un membre du même groupe ou pour préserver l’entente collective est un préalable à la résolution du problème et à toute discussion. Il est alors de rigueur de prononcer des excuses déférentes et d’incliner le haut du corps, permettant à ceux qui les reçoivent de voir le sommet de son crâne en signe d’expiation. Avec le temps et l’usage, l’aveu de faute s’est institutionnalisé et la Corée a élaboré un véritable système démonstratif d’excuses publiques. Avec La fabrique d’excuses, Lee Ki-ho pose son regard caustique et incisif sur ces jeux à l’œuvre dans la société du spectacle.
« […] En vérité, une faute, ça a aucun rapport avec vous.
– Tout ce que vous pensez peut être vu comme une faute.
– On va s’excuser à votre place, on vous le promet.
– Parce que ça doit être pénible pour vous à faire » (p.58-59)
Après avoir involontairement fait fermer l’Institut – un établissement médical de travail aux méthodes pathogènes – et écrouer ses employés, deux jeunes pensionnaires échouent dans le quotidien décrépit de la sœur de l’un d’entre eux. Elle, Siyeon, se prostitue pour éponger les dettes de son conjoint, l’homme aux grosses lunettes, un ancien professeur d’université accroc à la boisson et aux courses hippiques. Pour participer aux dépenses du foyer, Sibon et Jinman tentent de se faire embaucher dans les usines et commerces de la ville. Leurs compétences limitées – emballer des objets et lancer des alertes – les empêchant d’obtenir un emploi, ils décident de proposer leurs services de représentants en excuses, d’après une méthode inculquée par les deux éducateurs de l’Institut ; demander pardon et recevoir un châtiment à la place de celui qui a commis la faute. Sibon et Jinman se mettent alors en quête de leur premier client et jettent leur dévolu sur un boucher et un marchand de fruits liés par une amitié fusionnelle, que les deux associés exploitent avec force coercitive au profit de leur entreprise. Les clients se succèdent jusqu’à ce que le contrat engrammé dans l’esprit des deux associés ne les rattrape, en même temps que leurs anciens éducateurs tout juste sortis de prison.
« Puisqu’elle trouve que ce qu’il a fait c’est pas suffisant. S’il fait autre chose, ça règle le problème. Sans faute, c’est impossible de s’excuser » (p.123)
La fabrique d’excuses est une succession de courts chapitres elliptiques qui se succèdent comme pour accélérer la précipitation du récit, dans une parole fragmentée reflétant la désorientation du narrateur. Le récit est ainsi mené dans une langue simple, laissant percevoir les événements tragiques à travers ses yeux candides, qui nous trouble dès les premiers instants du roman par la description pittoresque d’environnements délabrés et l’inconscience apparente du narrateur face aux tragédies qu’il traverse.
Mais toute la richesse de ce roman aux accents camusiens réside dans ses personnages rugueux et sans emphase, qui constituent le terrain d’un questionnement sur le dedans/dehors et la boîte noire de l’individu. Quelles frontières l’Institut infectieux abat-il en fermant ses portes et livrant ses pensionnaires aux lois de l’extérieur ? Chez ces protagonistes à l’esprit naïvement mesuré, qui ne savent être au monde que par mimétisme et conditionnement, où se situe le seuil de la candeur et du machiavélisme ? Bannissant le rire pour accentuer l’absurde dans ce récit qui sonne comme un cri de repentance, Lee Ki-ho nous refuse une réponse à ces questionnements. « Tout se passait comme prévu », assure le narrateur comme un refrain, mais jamais il n’explique à quoi tout se réfère.
La fabrique d’excuses
LEE Ki-ho
Traduit du coréen par Rémi DELMAS
Decrescenzo Éditeurs, 188 pages, 21€