Yunjae souffre d’alexithymie – son amygdale, du latin signifiant amande, cette partie du cerveau qui régule les émotions, est plus petite que la normale. En conséquence, il ne connaît ni la peur, ni la tristesse, ni la joie, ni l’amour. Dans une telle situation, il devient indéniablement difficile de naviguer les relations humaines. À six ans, sa mère essaie tant bien que mal de faciliter son intégration dans la société et colle des rappels dans toute la maison : quand sourire, quand dire merci, quand baisser les yeux. Les émotions, il a dû les apprendre comme on apprend le calcul à cet âge.
Enfant, Yunjae réussit maladroitement à se fondre dans la masse grâce au soutien de sa mère et de sa grand-mère. L’adolescence est une étape plus délicate, complexe, mais souvent le silence l’aide à se faire oublier. En somme, faire semblant devient son quotidien s’il veut entrer dans les critères de « normalité ». Cependant, quand une tragédie frappe sans prévenir, le jeune garçon se retrouve désormais seul pour poursuivre sa découverte du monde, et ce à seize ans seulement. Ne sachant pas comment verser une larme, il reprend bien vite son train-train quotidien, ce qui ne manque d’ailleurs pas de faire parler les voisins.
Un événement inhabituel lui fera alors croiser le chemin de Gon, garçon colérique qui ne sait s’exprimer que par la violence. Incapables de se comprendre l’un l’autre, les deux garçons ne s’apprécient guère. Pourtant, il y a bien une chose qu’ils ont en commun : aucun d’eux ne rentre dans les normes sociétales, aussi sont-ils vite catalogués comme monstres par leurs camarades – l’un est moqué pour son absence de réactions, l’autre est craint pour ses excès. Mais contre toute attente, chacun fait un pas hésitant vers l’autre. Ainsi naît l’amitié entre celui qui ne ressent rien, et celui qui ressent trop.
L’histoire est divisée en quatre parties. La première se rapporte à l’enfance de Yunjae jusqu’à ses 15 ans – sa vie avec sa mère et sa grand-mère, son apprentissage des émotions, les moqueries des autres enfants –, et se conclue par la tragédie qui le séparera de sa famille. La seconde partie est centrée autour de sa rencontre avec Gon et de l’amitié que les deux garçons vont développer. Amitié qui sera soumise à un élément perturbateur dans la troisième partie, et qui atteindra sa résolution dans la dernière. Le découpage est rythmé et l’écriture fluide – il n’est pas difficile de dévorer le livre en une journée. La narration est simple, factuelle même – notre protagoniste est étranger aux émotions humaines, après tout –, pourtant, il existe un mélange de mélancolie et de douceur dans la manière dont Yunjae narre les événements. Une force qui vient de la plume de Sohn Won-pyung.
« Mon cerveau a beau être dans un mauvais état, mon âme, elle, est intacte, grâce à la chaleur de ces mains qui me tenaient de chaque côté. » (210)
Concernant la traduction, surprise est de constater que Pocket Jeunesse a fait le choix de passer par une traduction anglaise plutôt que par la version originale, ce qui rend quelques légères maladresses ou pertes de sens inévitables – une poignée de dialogues qui perdent en force en les mettant à côté de leur équivalent coréen, voire quelques phrases carrément perdues. Malgré tout, cela n’entache pas la narration et la traduction reste dans l’ensemble plaisante ; la traductrice a probablement su respecter l’essence du texte anglais.
En somme, Amande est un enchantement à lire. Yunjae et Gon se complètent, cherchent à se comprendre ; et sans doute pouvons-nous aussi apprendre beaucoup d’eux au fil des pages. D’une plume délicate, l’auteure aborde les thématiques de la maladie, l’exclusion, l’identité et la stigmatisation de la différence. L’occasion de sortir de notre zone de confort pour faire un pas vers l’Autre. Une magnifique histoire d’amitié, d’apprentissage et d’acceptation.
« J’ai répété à Dora ce que j’ai raconté au docteur Shim : que si je pouvais comprendre Gon, alors je pourrais comprendre ce qui était arrivé à Maman et Mamie. (…)
– Et est-ce que tu as réussi ?
J’ai secoué la tête.
– Non, mais j’ai trouvé autre chose.
– Et c’est quoi ?
– Gon. » (287-288)
Amande
Sohn Won-pyung
Pocket Jeunesse, 336 pages, 17,90€.