Depuis leur création, les jeux vidéo fascinent autant qu’ils intimident. Au cours des années, de nombreux psychologues se sont penchés sur la question de la violence engendrée par ce loisir. Ils se sont aperçus que même le scénario le plus calme peut mettre hors de soi et provoquer ce qu’on appelle un “rage quit” ; quitter le jeu en pleine partie sous la colère.
Profitant de cette popularité des jeux vidéo, les animés, les mangas et les webcomics réalisent des scénarios où les protagonistes sont incapables d’arrêter leur partie, tel que dans Dungeon Reset (던전 리셋) publié par les éditions KBOOKS en fin 2022. Adapté d’un roman de fantaisie populaire, il conte l’histoire de Jung Dawoon, un jeune homme transporté dans un monde parallèle. Dungeon Game, comme on le nomme, regorge de dangers et de monstres venimeux. Le but du jeu ? Survivre et tuer le Boss. Néanmoins, comment y arriver lorsque notre compétence est inutile au combat ? Dawoon le sait, il n’est pas le plus utile lors des affrontements, c’est pourquoi il n’en veut pas à son équipe lorsqu’elle l’abandonne dans un piège mortel. Par miracle, suite à un bug, le jeu se réinitialise, guérissant ses blessures et lui accordant de nouvelles compétences. Va-t-il réussir à sortir de cette fosse et à revenir sur Terre ?
Bienvenue dans le jeu qu’on apprend en mourant. Lalala. Dungeon Game ! Lalala. Dungeon Game !
Parole du guide lapin à la page 13 -Tome 1
Comme un easter egg qui se découvre trop facilement, le titre Dungeon Reset dévoile la totalité du tome 1. Comme l’appellation l’indique, le scénario est construit autour de la réinitialisation constante du donjon qui a permis à Dawoon la survie sous Terre mais aussi la protection puisque aucun retour à la normal ne pourra le faire disparaître de ce lieu. C’est comme s’il était devenu un PNJ (un personnage non-joueur) créé ici par et pour le jeu.
En ouvrant le premier tome, le lecteur tombe sur des premières pages sanglantes, en rouge et noir. Elles annoncent le moment le plus important du récit : la mort quasiment certaine du protagoniste. Il en découle un retour dans le passé expliquant comment et pourquoi Dawoon est arrivé à Dungeon Game.
De même que les Dokkaebi dans Lecteur Omniscient, on retrouve un lapin avec un haut de forme et un costume qui rappelle le lapin d’Alice au Pays des Merveilles. Il a pour mission de guider les joueurs et de leur expliquer les règles. Pour cela, quoi de mieux que d’apprendre en mourant ?
C’est une créature que l’on pourrait comparer à un Dieu : il tue ceux qui n’obéissent pas, il semble tout savoir, il a tout pouvoir, … Toutefois, au fil de la lecture, on s’aperçoit que c’est un missionnaire et que le Donjon possède sa propre volonté ; c’est lui le véritable maître du jeu. C’est d’ailleurs ce qui décourage le lapin puisque le Donjon ne veut pas aller dans son sens et tuer Dawoon. On ne compte plus le nombre de fois où le lapin a dit à Dawoon d’abandonner et de mourir.
Bien que le design du lapin soit mignon, on se rend compte qu’il possède un caractère dit “sociopathe”. Il est désabusé par les humains et est heureux à chaque début de partie lorsqu’il doit tuer de sang-froid quelqu’un pour garder le contrôle de la foule.
De la même manière que le dessin animé Le Cygne et la Princesse (Columbia Pictures, 1994), il est probable que ce choix esthétique de la société d’assistance Antstudio (엔트스튜디오) ait été réalisé pour avertir le lecteur. Avec sa citation “les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être”, ce film pour enfant explique que, bien que physiquement nous voyons un cygne, son véritable aspect est celui d’une magnifique princesse. Le guide lapin peut alors refléter l’opposé de cette pensée : ce n’est pas parce qu’une personne possède un physique avantageux que son caractère est bon. Dans Dungeon Reset, les choses les plus mignonnes et semblant inoffensives sont souvent les plus dangereuses.
Dungeon Reset est pourvu d’une trame similaire à de nombreux webcomics tels que Lecteur Omniscient, Solo Leveling ou encore Pick Me Up. Chacun détient une créature qui vient annoncer les règles, un personnage qui se rebelle et qui se fait tuer, des compétences à améliorer, un protagoniste inutile qui finit par devenir puissant, … Il y a même, comme dans Pick Me Up, des équipements de base remis au début de l’aventure ou encore, tel que Solo Leveling, une presque mort du personnage principal.
Toutefois, il existe une différence majeure avec Lecteur Omniscient et Solo Leveling, ici, les hommes sont transportés dans un autre univers. Au lieu d’une Terre ravagée par les combats, on préfère amener les joueurs dans un monde qu’ils ne connaissent pas, où la nature règne et où, à chaque réinitialisation, tout redevient normal.
L’auteur(e) Da Wool (다울) a accordé des compétences et une l’intelligence inattendues au personnage principal. Le premier pouvoir qu’il reçoit est la faculté de purification, qui semble au début anodine mais qui est en réalité indispensable. Les monstres peuplant le donjon sont toxiques et venimeux, les joueurs ne peuvent manger leur viande de peur de mourir. L’arrivé de Dawoon, tel un cadeau de Dieu, est le remède à ce problème : avec son don, il permet à tous de manger sans craintes.
Dawoon donne l’impression de suivre ce qu’on lui dicte, d’être sot en plus d’être inutile. Cependant, il est plus intelligent que la moyenne, il utilise ses dons d’une manière inimaginable, au point qu’on puisse le comparer à un super héros du Disney-Pixar Les indestructibles (2004), ce qui étonne même le guide lapin.
Ce tome 1 divise sur le sujet de la violence. Il comporte en majorité des couleurs rouges représentant des flaques, des gouttes de sang sur les pages, mais les corps ne sont pas visibles, ou très peu. La plupart du temps certaines parties de cases trop violentes sont floutées comme si le dessinateur voulait préserver le lecteur. Les animaux morts sont même cartoonisés avec des croix sur les yeux pour rendre leur mort moins brutale. A contrario, bien que cela ait été flouté à la page 107, on retrouve à la page 116 une image bien visible d’une entaille faite à un sanglier. Dawoon, comme un boucher, enseigne avec des images explicites comment couper la tête, séparer le gras, … Entre autres, comment cuisiner cet animal. Un paradoxe qui perd le lecteur et qui lui fait se demander à qui est réellement destiné ce webcomic ? Est-il fait pour un public adolescent ou plutôt pour un public plus mature ?
“Abandonnez et mourrez. Maudite erreur”, ces mots répétés en boucle par le lapin semblent violents, pourtant, les lecteurs peuvent le percevoir comme une antiphrase. Le guide est seul, sans compagnie. Il rencontre quotidiennement des personnes différentes sans lier une quelconque attache avec l’un d’entre eux. Toutefois, il ordonne à la seule personne qui est réellement gentille, respectueuse et qui est coincée avec lui sur le niveau, de mourir. Peut-être que sa solitude est si grande qu’il a peur de nouer des liens ou même de perdre la seule personne qui lui porte intérêt. Ou, autre hypothèse, il a été conditionné par le donjon pour éliminer les erreurs et ne pas s’attacher. On peut même se rendre compte à la page 218 qu’il ne supporte pas non plus l’idée que Dawoon puisse avoir un contact avec d’autres personnes : « Tuez-les tous. S’ils crèvent tous… Cette maudite erreur ne croisera personne. »
L’attitude de Dawoon reflète elle aussi ce sentiment de solitude. Prisonnier de ces murs de terre, le personnage se parle à lui-même, explique ce qu’il fait comme dans un film pour les malvoyants. Les lecteurs peuvent apercevoir ces actions dans la vie quotidienne, majoritairement auprès des personnes âgées qui finissent par se parler à elles-mêmes ou à un animal pour combattre la solitude.
Au fil des pages, les lecteurs découvrent que les personnages, en évoluant, deviennent des monstres. Pour rester en vie, les Hommes n’hésitent pas à faire preuve de cruauté et d’insensibilité. Ils laissent de côté leur morale pour tuer les plus faibles et échapper à la mort.
Quand leur vie est en jeu … Les humains sont plus tenaces et plus cruels que les monstres…
Page 218- Tome 1. Guide lapin
Dungeon Reset n’est pas un webcomic aussi anodin qu’on pourrait le croire. En réalité, ce jeu de survie reflète la société coréenne actuelle. Dès le plus jeune âge, les Coréens entrent en compétition pour accéder aux meilleures écoles, aux meilleures universités, … Ensuite, ils continuent cette bataille avec leur futur travail, les futures écoles de leurs enfants, …. C’est une vie de lutte constante contre les autres et soi-même. Si quelqu’un ne rentre pas dans cet état d’esprit, il ne pourra pas survivre dans la société. Ne correspondant pas aux codes, il sera mis de côté et exclu, comme le protagoniste Dawoon. Dawoon est à l’écart des autres ; ses compétences sont différentes, il n’a pas envie d’écraser les autres pour réussir. Lorsqu’il tombe dans le piège, les lecteurs peuvent y voir un moyen de l’isoler encore plus des autres. Il n’est pas normal, il ne fait pas comme les autres, il ne se bat pas, est trop gentil… Comme le lapin le répète souvent : il ferait mieux de mourir et de laisser les autres tranquilles. Ce webcomic serait-il un moyen de dénoncer la société coréenne, ses actions et ses conséquences ? Cette société de compétition créerait-elle ce que le guide lapin appelle « des montres » ? Des hommes et des femmes qui n’hésiteraient pas à détruire les autres tant qu’ils réussissent leur vie. La vie coréenne serait-elle un jeu de survie ?
Je dois devenir fort à point c’est tout.
Page 185 -Tome 1. Dawoon
Dungeon Reset
Da Wool
Illustré par Antstudio
Kbooks, 2023.