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Seule la mort attend la vilaine

Qui n’a jamais rêvé de plonger dans son roman ou jeu favori ? Une jeune fille maltraitée par sa famille se retrouve projetée dans un jeu de romance, mais surprise ! Elle se réveille dans la peau de la méchante de l’histoire, Pénélope Eckhart.

Otome
L’otome est un genre de jeu vidéo né au Japon où, outre l’intrigue narrative, le/la protagoniste développe une relation romantique avec un des plusieurs personnages non-joueurs disponibles, permettant ainsi au joueur plusieurs « routes ».
Villainess
Litt. « méchante ». L’histoire suit alors une jeune femme présentant les caractéristiques de l’antagoniste plutôt que de l’héroïne. Dans le cas d’un isekai, elle endosse souvent ce rôle de méchante pour échapper à un destin funeste.
Visual novel
Jeu vidéo dont le gameplay se concentre presque exclusivement sur des dialogues au détriment des actions, offrant généralement une riche trame narrative où le joueur aura des choix de dialogues qui influenceront l’histoire.

Le webtoon ne cesse de gagner en popularité en France, comme le prouve l’apparition de nouveaux éditeurs ou collections dédiés au format papier. Les derniers en date : K!World a lancé sa collection webtoon en mars dernier, et Goji Goji prévoit ses débuts pour fin 2023. Et à popularité croissante, sorties démultipliées pour espérer se faire une place sur les étagères des lecteurs : il s’agit d’élargir rapidement son catalogue et de diminuer l’attente entre deux tomes.

Parmi les tendances, l’isekai (litt. « autre monde » en japonais) semble être un des genres les plus appréciés et prolifiques. Popularisé dans les années 2000, il s’agit d’un sous-genre de la fantasy dans lequel le personnage principal se retrouve projeté dans un univers parallèle (monde imaginaire, timeline alternative, univers de roman, jeu vidéo) par le biais de divers procédés : faille dans l’espace-temps, réincarnation ou plongeon dans une œuvre de fiction. La saga japonaise Sword Art Online (déclinée en light novel, anime et manga) est peut-être l’exemple le plus parlant d’un isekai moderne : le protagoniste prisonnier d’un jeu vidéo où la mort virtuelle entraîne la mort réelle.

Le genre est sans surprise adopté par les webtoons coréens : Lecteur Omniscient, Tyrant of the Tower Defense Game, Comment Raeliana a survécu au manoir Wynknight, Dungeon Reset, A Tender Heart pour n’en citer que quelques-uns…

© Suol & Gwon Gyeoeul. Kotoon pour l’édition française.

Seule la mort attend la vilaine suit une jeune fille maltraitée par sa famille et désireuse d’indépendance qui se réveille dans la peau d’une autre, dans un univers bien loin de son quotidien. À l’instar des quelques opus précédemment cités, la protagoniste connaît bien le monde où elle se réveille : elle a été propulsée dans un jeu mobile auquel elle a déjà joué. La voici devenue Pénélope Eckhart, l’antagoniste d’un otome game, un « jeu de drague ». Si elle veut quitter ce monde, il lui faudra charmer l’un des protagonistes masculins et obtenir une déclaration pour finir le jeu… Mais l’entreprise sera délicate. Fille adoptive du duc Eckhart, qui l’espace d’un instant a vu en elle une remplaçante à sa fille biologique disparue, Pénélope est loin d’être appréciée des personnes autour d’elle : ses frères adoptifs la méprisent et son personnel la maltraite.

« Pénélope n’avait que 12 ans quand elle a été adoptée. Si elle subit ça depuis son arrivée, c’est à cause d’eux qu’elle est devenue comme ça. Une enfant ne peut pas faire grand-chose quand ses cris sont ignorés par les adultes. »

Seule la mort attend la vilaine, tome 1

Avant d’être un webtoon, Seule la mort attend la vilaine est d’abord un web-novel écrit par Gwon Gyeoeul en 2019 et publié en 5 volumes chez l’éditeur coréen D&C Books en 2020. La même année commence la publication de l’adaptation webtoon, et Suol offre une nouvelle dimension à l’œuvre par la beauté de ses dessins et son trait délicat. Un soin particulier est accordé à la garde-robe de l’aristocratie – dentelle, nœuds, bijoux, fourrures –, le tout dans des couleurs vibrantes et harmonieuses. Les Éditions Kotoon ont su rendre justice à la qualité des dessins avec une impression sur couché brillant et sans pixellisation.

Du point de vue narratif, Seule la mort attend la vilaine combine plusieurs trames aujourd’hui populaires chez le public féminin : le côté jeu de romance offrant un éventail de prétendants, le décor aristocratique (tel L’Impératrice remariée, J’ai élevé une bête, The Abandoned Empress et bien d’autres), et le concept de « villainess » où la protagoniste possède davantage les caractéristiques d’une antagoniste que d’une héroïne (comme The Villainess Turns the Hourglass, ou La Méchante est une Marionnette).

Ainsi, avec ses codes de jeu de drague et une antagoniste aux devants de l’histoire, Seule la mort attend la vilaine apporte un semblant de renouveau à un genre vu et revu. Là où Pénélope se différencie par exemple de Raeliana ou même du protagoniste de Lecteur Omniscient, Dokja, qui naviguent dans leurs mondes respectifs grâce aux connaissances antérieures qu’ils ont de leur roman favori, c’est qu’elle ne connaît pas toute l’intrigue. Plus précisément, dans son monde d’origine, la jeune fille n’a complété le jeu qu’en « mode normal » sous les traits de l’héroïne, Yvonne. En « mode difficile », piégée dans son rôle de « vilaine », elle n’a jamais réussi à compléter aucune des routes. Pire, elle est morte à chaque essai. Comment se défaire de sa réputation pour espérer finir le jeu sans mourir ?

© Suol & Gwon Gyeoeul. Kotoon pour l’édition française.

Autre aspect intéressant des premières pages, le webtoon joue réellement de son côté jeu vidéo, et plus particulièrement visual novel, par le biais de dialogues prédéfinis. En effet, Pénélope est limitée dans ses dialogues par trois choix de réponse – lesquels ne la ravissent guère puisqu’ils accentuent son rôle de « méchante » : elle est souvent réduite à insulter le personnel ou faire un caprice. On regrette que ce système soit néanmoins si rapidement révolu pour des besoins scénaristiques, mais le principe est amusant le temps qu’il dure.

En outre, impossible de faire l’impasse sur le pourcentage d’affinité, élément-clé de tout jeu de drague et indicateur de son avancement auprès des personnages masculins avec lesquels elle peut espérer une « fin ». L’objectif de Pénélope est clair : obtenir 100% d’affinité avec l’un des cinq protagonistes pour finir le jeu. Chacun est un archétype fréquent des visual novel, à commencer par les deux frères adoptifs de Pénélope : Derrick Eckhart, le fils aîné froid et sévère, trop occupé à prendre la suite de son père pour éprouver autre chose que du dégoût à l’égard de Pénélope ; et Reynold Eckhart, le cadet, hautain et agressif. Mais cet aspect rigide et peut-être unidimensionnel de ces personnages fonctionne justement car il est caractéristique des jeux de romance, bien que davantage de profondeur leur sera insufflée au fil de leurs interactions avec Pénélope.

© Suol & Gwon Gyeoeul. Kotoon pour l’édition française.

Le tome 1 se conclut peu après la brève rencontre de Pénélope avec deux autres de ses possibles prétendants : le prince héritier et tyran Callisto Regulus, et le mystérieux magicien Winter Verdandi. Le tome 2 reprendra alors là où le premier s’achève : avec la volonté de Pénélope de provoquer sa rencontre avec le dernier personnage masculin principal, Eckles, chevalier d’une nation déchue devenu esclave. Si le tome 1 reste très introductif du monde fictif, du système de jeu et des personnages, le tome 2 développe rapidement l’aspect « jeu de romance » avec ses quêtes secondaires et ses situations cocasses sans en oublier la toile de fond : des allusions à la situation politique et l’introduction de personnages secondaires, rendent lentement mais sûrement l’histoire plus dense pour les tomes à venir.

Bien qu’étant devenue protagoniste d’une romance, Pénélope est loin de tomber dans les clichés de l’héroïne naïve ou de l’amoureuse transie. Au contraire, elle se prête volontiers à son rôle de vilaine et demeure stratégique : elle est dans un jeu et ne fait confiance à aucun des prétendants même quand son pourcentage d’affinité augmente. En somme, sans être d’une grande complexité psychologique ou bourré d’action, Seule la mort attend la vilaine est une histoire prenante grâce à son bon dosage entre des personnages archétypaux qu’on se plaît à découvrir, une protagoniste charismatique et calculatrice qui ne se laisse pas marcher sur les pieds, des dessins très plaisants et juste ce qu’il faut de comédie. Attendons-nous avec plaisir à une série bien plus longue que sa version roman : la troisième saison du webtoon s’est conclue en mai et ne risque pas d’être la dernière, et les deux premiers tomes ne couvrent que 38 épisodes des 124 existants.


Seule la mort attend la vilaine
SUOL, histoire originale de Gwon Gyeoeul
Kotoon, 14€95.

A propos

Doctorante en littérature coréenne, j'ai découvert la Corée par la musique et le cinéma en 2010, et l'amour que j'ai pour ce pays n'a fait que s'étendre au fil des années. En termes de littérature, ma préférence va aux polars, drames et autres récits complexes. Ma recherche se focalise sur des thématiques sombres, très présentes dans la littérature contemporaine : mal-être, psychopathologie et mélancolie ; mais cela ne m'empêche pas d'apprécier les histoires plus joyeuses de temps à autre.

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