Une œuvre, L’arbre nu, deux autrices coréennes renommées, Pak Wan-seo, Keum Suk Gendry-Kim, et une lecture croisée qui explore l’œuvre originale et les choix opérés pour sa réécriture en roman graphique.
La Corée du Sud ne devient démocratique qu'en 1987.
PX
PX est l’abréviation de « Post Exchange ». C’est un magasin destiné aux membres de l’armée américaine, parfois géré par des locaux, dans lequel il est possible de trouver des produits du quotidien, dont une grande partie venant des États-Unis.
Cet article est une chronique croisée écrite à quatre mains :
L’Arbre nu, roman originel de Pak Wan-seo, lu par Jeanne Argemi
L’Arbre nu, adaptation en roman graphique de Keum Suk Gendry-Kim, lu par Véronique Cavallasca
Tout comme la guerre du Vietnam ou la guerre du Soudan, la guerre de Corée s’est imposée dans l’esprit des historiens et des peuples contemporains comme une guerre fratricide. De 1950 à 1953, elle a opposé les Coréens du Sud, dirigés par Rhee Syngman, aux Coréens du Nord, dirigés par Kim Il-Sung. Pourtant, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, rien ne laissait présager cette soudaine division et ce déferlement de violence.
En 1945, alors que le pays célébrait la fin de l’occupation japonaise, l’URSS et les États-Unis décidèrent de diviser « temporairement » le pays et d’organiser séparément sa gestion en attendant que soit formé un gouvernement libre. Le Nord tomba aux mains de l’URSS et créa la République Démocratique de Corée, tandis que le Sud fût administré par les Américains et devint la République de Corée. Inspiré par le communisme, le gouvernement de Corée du Nord se construisit en opposition au système capitaliste et démocratique de la Corée du Sud. Au fil du temps, cet écart idéologique et politique se creusa, rendant impossible la réunification promise par les grandes puissances vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale. Alimenté par de vieilles animosités, il nourrit les désirs hégémoniques de chaque parti jusqu’à ce que les forces du Nord décident d’envahir le Sud. Plongées dans une terreur noire, les familles coréennes, autrefois unies, virent alors leurs villes et leurs enfants disparaître sous les cendres.
Dans son premier roman intitulé L’Arbre nu, paru en 1970, et 2024 en France chez Atelier des Cahiers, l’autrice Pak Wan-seo investit le quotidien de ces hommes et femmes traumatisés pour mettre en lumière cette page sombre de l’histoire de Corée. Loin du front et des champs de batailles, elle choisit d’adopter le point de vue d’une jeune femme de 20 ans.
Ce roman a été adapté pour la bande dessinée par une autre autrice célèbre, Keum Suk Gendry-Kim, et publié aux éditions Les Arènes en 2020, année du triste anniversaire du début de la guerre de Corée. Comment la transition s’est-elle effectuée ? Quels motifs sont retenus et mis en valeur par l’expression graphique ? Cette lecture comparée va s’efforcer d’en éclairer quelques éléments.
L’héroïne, Lee Gyeong-a vit seule avec sa mère dans une grande maison délabrée de Séoul. Chaque jour, sous le bruit lointain des bombardements, elle se rend dans une boutique (ou PX dans le roman graphique) du quartier de Chungmuro et tente de gagner sa vie en vendant de petits portraits de femmes aux soldats américains stationnés dans la ville. Chez Pak Wan-seo comme chez Keum Suk Gendry-Kim, les femmes sont présentées comme des victimes : ce sont le plus souvent des mères désespérées, comme ont pu l’être les mères de Keum Suk Gendry-Kim et de Pak Wan-seo, qui connurent toutes deux une vie difficile (leurs histoires sont racontées dans L’Attente pour Keum-suk Gendry Kim et dans Cet hiver était vraiment doux pour Pak Wan-seo), ou des jeunes femmes obligées de se prostituer pour survivre. Heureusement l’héroïne qui a la chance de parler anglais échappe à ce triste sort en travaillant au PX.
Avant d’être un roman historique et didactique, L’Arbre nu est une rencontre avec un personnage extraordinaire. Dès les premières pages du livre, Gyeong-a jette à la figure du lecteur son humour acerbe, son tempérament de feu, ses sautes d’humeur, ses angoisses, sa colère, sa tristesse et sa rage de vivre. Ni gentille, ni méchante, elle échappe au traditionnel manichéisme des personnages de fiction pour incarner le subtil mal-être des survivants. À l’image de ses collègues « peintres » devenus « gribouilleurs », son parcours est celui d’une âme déchue. Sans père, sans frère, sans amant, elle vit avec une mère mutique dans un monde fantomatique où tout semble voué à disparaitre.
« On aurait dit le bruit d’un souffle féroce qui venait de s’engouffrer dans une maison hantée. Pénétrant violemment à l’intérieur de la maison par le toit éventré du bâtiment des domestiques, il s’écrasait contre les tuiles déjà bien abîmées, s’enlaçait autour de ce qui restait des poutres, faisait tomber la boue dont était faite la toiture, secouait le papier lacéré et détendu du plafond, emportait les toiles d’araignées qui le recouvraient, et soulevait sur son passage la poussière qui s’était accumulée ici et là. »
À travers ce personnage, le lecteur découvre un Séoul froid et désolé : les boutiques, les rues et les cafés de la ville ne sont plus que des lieux de passage où les gens se réfugient faute de mieux, pour échapper momentanément au froid et à leurs souvenirs. La neige et le vent ruinent les villes comme l’auraient fait des bombes. Envahie par des soldats américains forcés de mener une guerre qui n’est pas vraiment la leur, Séoul est devenue un champ de bataille fantôme, une ville étrangère à elle-même.
Dans le roman graphique, l’errance dans les rues figées par le froid, car c’est cette impression qui domine dans le dessin, aboutit à deux lieux essentiels : le PX, où l’héroïne attire les GI vers le stand de peinture où trois « gribouilleurs » reproduisent des photos d’amoureuses sur des foulards de fausse soie comme le note la jeune femme, sarcastique. Un lieu de contrastes, un symbole de l’occupation et une expérience quotidienne de l’humiliation. Puis, la maison familiale, une ruine-tombeau, pour les deux frères qui s’y cachaient et ont été tués par l’explosion d’une bombe.
En adoptant le point de vue de tous ses occupants, Pak Wan-seo reconstruit la ville pour mieux la déconstruire. Elle porte une attention particulière aux décors qui reflètent l’état d’esprit de ceux qui regardent. Puisque la guerre n’épargne aucun personnage, tous décrivent la ville de manière carnavalesque et désenchantée, ce qui était beau autrefois est perverti par la tristesse : les maisons anciennement chaleureuses sont amputées par les bombardements et présentées comme des tombeaux, les magasins de jouets sont devenus le théâtre de pantins mécaniques sans âme et sans public et les petites boutiques de la ville tenues par d’élégantes coréennes sont comparées à des repères de prostituées.
De son côté, Keum Suk Gendry-Kim adopte le point de vue de l’héroïne, dont le prénom dans le roman graphique est Kyung, graphie alternative du prénom choisi par Pak Wan-seo ; le récit à la première personne entremêle apparemment fiction et souvenirs personnels de Pak Wan-seo, tissant un texte entre autobiographie et témoignage : « Cela se passait dans ma jeunesse, une période agitée et sombre qui sommeillait en moi mais qui n’attendait qu’une étincelle pour se réveiller. Soo-keun et moi porterons un prénom différent dans le roman dont j’ai entrepris l’écriture ».
Keum Suk Gendry-Kim se focalise sur le ressenti de la jeune femme de vingt ans, les autres personnages constituant une constellation toujours vue à travers le prisme de l’état psychique de Kyung. Le personnage du peintre chez Pak Wan-seo, Park Soo-keun, inspiré d’un personnage réel, devient donc Ok Ki-doo. C’est un peintre renommé qui a dû fuir la Corée du Nord. Réfugié sans revenu, il se résout à s’employer comme portraitiste au PX, et c’est ainsi que Kyung fait sa connaissance et s’éprend rapidement de son personnage romantique. Le singe mécanique, jouet désespéré, serait à l’image de ces hommes et femmes blackboulés dans un conflit dont ils ne maîtrisent rien, comme des marionnettes.
Chez Pak Wan-seo, Gyeong-a voit Séoul comme une triste forêt. À l’image du ginkgo qui verdit, rougit, jaunit et fane à l’arrière de son jardin, elle tente de survivre en plongeant ses racines dans le cœur des gens. D’une manière presque vampirique, elle s’accroche désespérément aux autres, au risque de les étouffer. Seulement, tous les arbres autour d’elle sont déjà morts.
Le motif de l’arbre est récurrent dans l’œuvre de Keum Suk Gendry-Kim, métaphore de l’homme, repère et abri, symbole du temps qui passe… Il est aussi multiple dans ce roman graphique : de motif introduisant les chapitres variant au fil des saisons, il devient une allégorie du peintre déchu et perdu dans la guerre, et puis le titre d’un de ses derniers tableaux. Son traitement à l’encre de Chine, très expressionniste, est en lui-même déjà un choix : Keum Suk Gendry-Kim privilégie ce média pour exprimer la déchirure des âmes que suscite ici la guerre.
L’Arbre nu est un roman résolument sombre. Il ne laisse que peu d’espoir à son lecteur et à son personnage à qui il refuse même une simple histoire d’amour. Annoncée sur la quatrième de couverture, elle germe ironiquement dans l’esprit de l’héroïne sans que le lecteur ne sache vraiment pourquoi ni comment. Motivée par une sombre envie d’aimer, Gyeong-a se lance dans une relation sans fondements et sans avenir à laquelle le lecteur ne peut pas croire, faute de détails. Il est condamné à suivre l’errance émotionnelle de l’héroïne qui tente de survivre à son époque.
« Il avait murmuré comme s’il se parlait à lui-même, d’une voix profondément marquée par cette fatigue et ce chagrin que je lui avais vus. Je voulais lui réponde quelque chose, mais je me ravisai. Probablement parce que la fatigue et le chagrin qu’il ressentait n’appartenait qu’à lui, comme son odeur corporelle, une chose inéluctable dans laquelle il n’y avait aucune place pour la bienveillance et la complaisance maladroite des autres. »
Dans le roman graphique, vingt ans plus tard, Kyung retrouvera les souvenirs amers de cette période sombre dans l’exposition des œuvres du peintre qu’elle a aimé : l’occasion pour Keum Suk Gendry-Kim de les reproduire de façon très réaliste et en couleurs et de rendre hommage à Park Soo-keun, qui comme elle en d’autres temps, a dû brader son talent et son art pour survivre, comme elle l’explique dans la postface. Ainsi les motifs du roman de Pak Wan-seo résonnent-ils dans l’âme de Keum Suk Gendry-Kim, qui les assimile et les interprète dans une réécriture toute empreinte de ses propres fantômes, animée du même élan créateur que la romancière.
La structure noueuse du roman de Pak Wan-seo, ses ellipses et son aridité peuvent s’avérer perturbants. Il faut parfois faire appel à son imagination pour combler le manque soudain de détails. Cependant, il indéniablement bien écrit. Un lecteur engagé remarquera que les mots amers de l’héroïne débordent de sentiments refoulés. Malgré des phrases très simples, l’autrice parvient notamment à nous émouvoir à travers tout ce qu’elle suggère et retient. En retardant les aveux de son personnage, en lui faisant dire ce qu’elle ne pense pas, elle crée un livre riche de nuances.
Ce nouvel ouvrage choisi par l’Atelier des Cahiers prouve une nouvelle fois le grand talent de Pak Wan-seo. Bien que très connue en Corée où elle a reçu le prix Yi Sang, le prix Dong-in, ou encore le prix Daesan, elle a peu été traduite en français. En tant que témoin, elle s’est engagée à réécrire l’histoire de son pays : par le biais de la fiction, elle lui a donné un caractère personnel qui nous permet à nous, lecteurs étrangers de la nouvelle génération, de prendre la mesure de ce qu’il s’est passé, de la violence des évènements et du courage des victimes.
Dans une interview donnée en 2009 au journal JoongAng Ilbo, Park Wan-seo déclarait : « J’ai écrit mes livres de telle sorte qu’ils soient des témoignages honnêtes et vivants de leur temps. ». Inspirée par la vie de sa propre famille, l’autrice accorde une importance toute particulière au sombre épisode de la guerre de Corée qui l’a traumatisée : « Je suis le genre de personne qui oublie ce qu’elle a fait la veille mais je n’oublierai jamais ce que j’ai vécu pendant la guerre, même si je ne l’écris pas. »
Tout comme Pak Wan-seo, Keum Suk Gendry-Kim explore les drames de l’histoire coréenne au regard de leur impact sur sa propre existence, ce qui rend son œuvre particulièrement émouvante et attachante. Dans ses deux derniers opus publiés en français, cette veine autobiographique est aussi un fil conducteur pour découvrir certaines facettes de la société coréenne contemporaine.
Pak Wan-seo et Keum Suk Gendry-Kim sont des autrices à découvrir absolument. Si la seconde est aujourd’hui reconnue en France, où elle a vécu pendant plusieurs années, Pak Wan-seo est encore méconnue et peu traduite. C’est une autrice humaniste, engagée et avant-gardiste à même de nous inspirer pour peu que ses livres nous parviennent. En lisant L’Arbre nu, vous découvrirez les fondements de sa belle écriture ; il y a déjà entre ses racines tout ce qui fera sa grandeur et son succès.
Cet article est une chronique croisée écrite à quatre mains :
Tout comme la guerre du Vietnam ou la guerre du Soudan, la guerre de Corée s’est imposée dans l’esprit des historiens et des peuples contemporains comme une guerre fratricide. De 1950 à 1953, elle a opposé les Coréens du Sud, dirigés par Rhee Syngman, aux Coréens du Nord, dirigés par Kim Il-Sung. Pourtant, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, rien ne laissait présager cette soudaine division et ce déferlement de violence.
En 1945, alors que le pays célébrait la fin de l’occupation japonaise, l’URSS et les États-Unis décidèrent de diviser « temporairement » le pays et d’organiser séparément sa gestion en attendant que soit formé un gouvernement libre. Le Nord tomba aux mains de l’URSS et créa la République Démocratique de Corée, tandis que le Sud fût administré par les Américains et devint la République de Corée. Inspiré par le communisme, le gouvernement de Corée du Nord se construisit en opposition au système capitaliste et démocratique de la Corée du Sud. Au fil du temps, cet écart idéologique et politique se creusa, rendant impossible la réunification promise par les grandes puissances vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale. Alimenté par de vieilles animosités, il nourrit les désirs hégémoniques de chaque parti jusqu’à ce que les forces du Nord décident d’envahir le Sud. Plongées dans une terreur noire, les familles coréennes, autrefois unies, virent alors leurs villes et leurs enfants disparaître sous les cendres.
Dans son premier roman intitulé L’Arbre nu, paru en 1970, et 2024 en France chez Atelier des Cahiers, l’autrice Pak Wan-seo investit le quotidien de ces hommes et femmes traumatisés pour mettre en lumière cette page sombre de l’histoire de Corée. Loin du front et des champs de batailles, elle choisit d’adopter le point de vue d’une jeune femme de 20 ans.
Ce roman a été adapté pour la bande dessinée par une autre autrice célèbre, Keum Suk Gendry-Kim, et publié aux éditions Les Arènes en 2020, année du triste anniversaire du début de la guerre de Corée. Comment la transition s’est-elle effectuée ? Quels motifs sont retenus et mis en valeur par l’expression graphique ? Cette lecture comparée va s’efforcer d’en éclairer quelques éléments.
L’héroïne, Lee Gyeong-a vit seule avec sa mère dans une grande maison délabrée de Séoul. Chaque jour, sous le bruit lointain des bombardements, elle se rend dans une boutique (ou PX dans le roman graphique) du quartier de Chungmuro et tente de gagner sa vie en vendant de petits portraits de femmes aux soldats américains stationnés dans la ville. Chez Pak Wan-seo comme chez Keum Suk Gendry-Kim, les femmes sont présentées comme des victimes : ce sont le plus souvent des mères désespérées, comme ont pu l’être les mères de Keum Suk Gendry-Kim et de Pak Wan-seo, qui connurent toutes deux une vie difficile (leurs histoires sont racontées dans L’Attente pour Keum-suk Gendry Kim et dans Cet hiver était vraiment doux pour Pak Wan-seo), ou des jeunes femmes obligées de se prostituer pour survivre. Heureusement l’héroïne qui a la chance de parler anglais échappe à ce triste sort en travaillant au PX.
Avant d’être un roman historique et didactique, L’Arbre nu est une rencontre avec un personnage extraordinaire. Dès les premières pages du livre, Gyeong-a jette à la figure du lecteur son humour acerbe, son tempérament de feu, ses sautes d’humeur, ses angoisses, sa colère, sa tristesse et sa rage de vivre. Ni gentille, ni méchante, elle échappe au traditionnel manichéisme des personnages de fiction pour incarner le subtil mal-être des survivants. À l’image de ses collègues « peintres » devenus « gribouilleurs », son parcours est celui d’une âme déchue. Sans père, sans frère, sans amant, elle vit avec une mère mutique dans un monde fantomatique où tout semble voué à disparaitre.
« On aurait dit le bruit d’un souffle féroce qui venait de s’engouffrer dans une maison hantée. Pénétrant violemment à l’intérieur de la maison par le toit éventré du bâtiment des domestiques, il s’écrasait contre les tuiles déjà bien abîmées, s’enlaçait autour de ce qui restait des poutres, faisait tomber la boue dont était faite la toiture, secouait le papier lacéré et détendu du plafond, emportait les toiles d’araignées qui le recouvraient, et soulevait sur son passage la poussière qui s’était accumulée ici et là. »
À travers ce personnage, le lecteur découvre un Séoul froid et désolé : les boutiques, les rues et les cafés de la ville ne sont plus que des lieux de passage où les gens se réfugient faute de mieux, pour échapper momentanément au froid et à leurs souvenirs. La neige et le vent ruinent les villes comme l’auraient fait des bombes. Envahie par des soldats américains forcés de mener une guerre qui n’est pas vraiment la leur, Séoul est devenue un champ de bataille fantôme, une ville étrangère à elle-même.
Dans le roman graphique, l’errance dans les rues figées par le froid, car c’est cette impression qui domine dans le dessin, aboutit à deux lieux essentiels : le PX, où l’héroïne attire les GI vers le stand de peinture où trois « gribouilleurs » reproduisent des photos d’amoureuses sur des foulards de fausse soie comme le note la jeune femme, sarcastique. Un lieu de contrastes, un symbole de l’occupation et une expérience quotidienne de l’humiliation. Puis, la maison familiale, une ruine-tombeau, pour les deux frères qui s’y cachaient et ont été tués par l’explosion d’une bombe.
En adoptant le point de vue de tous ses occupants, Pak Wan-seo reconstruit la ville pour mieux la déconstruire. Elle porte une attention particulière aux décors qui reflètent l’état d’esprit de ceux qui regardent. Puisque la guerre n’épargne aucun personnage, tous décrivent la ville de manière carnavalesque et désenchantée, ce qui était beau autrefois est perverti par la tristesse : les maisons anciennement chaleureuses sont amputées par les bombardements et présentées comme des tombeaux, les magasins de jouets sont devenus le théâtre de pantins mécaniques sans âme et sans public et les petites boutiques de la ville tenues par d’élégantes coréennes sont comparées à des repères de prostituées.
De son côté, Keum Suk Gendry-Kim adopte le point de vue de l’héroïne, dont le prénom dans le roman graphique est Kyung, graphie alternative du prénom choisi par Pak Wan-seo ; le récit à la première personne entremêle apparemment fiction et souvenirs personnels de Pak Wan-seo, tissant un texte entre autobiographie et témoignage : « Cela se passait dans ma jeunesse, une période agitée et sombre qui sommeillait en moi mais qui n’attendait qu’une étincelle pour se réveiller. Soo-keun et moi porterons un prénom différent dans le roman dont j’ai entrepris l’écriture ».
©Keum Suk Gendry-Kim / Les Arènes, 2020.
Keum Suk Gendry-Kim se focalise sur le ressenti de la jeune femme de vingt ans, les autres personnages constituant une constellation toujours vue à travers le prisme de l’état psychique de Kyung. Le personnage du peintre chez Pak Wan-seo, Park Soo-keun, inspiré d’un personnage réel, devient donc Ok Ki-doo. C’est un peintre renommé qui a dû fuir la Corée du Nord. Réfugié sans revenu, il se résout à s’employer comme portraitiste au PX, et c’est ainsi que Kyung fait sa connaissance et s’éprend rapidement de son personnage romantique. Le singe mécanique, jouet désespéré, serait à l’image de ces hommes et femmes blackboulés dans un conflit dont ils ne maîtrisent rien, comme des marionnettes.
Chez Pak Wan-seo, Gyeong-a voit Séoul comme une triste forêt. À l’image du ginkgo qui verdit, rougit, jaunit et fane à l’arrière de son jardin, elle tente de survivre en plongeant ses racines dans le cœur des gens. D’une manière presque vampirique, elle s’accroche désespérément aux autres, au risque de les étouffer. Seulement, tous les arbres autour d’elle sont déjà morts.
Le motif de l’arbre est récurrent dans l’œuvre de Keum Suk Gendry-Kim, métaphore de l’homme, repère et abri, symbole du temps qui passe… Il est aussi multiple dans ce roman graphique : de motif introduisant les chapitres variant au fil des saisons, il devient une allégorie du peintre déchu et perdu dans la guerre, et puis le titre d’un de ses derniers tableaux. Son traitement à l’encre de Chine, très expressionniste, est en lui-même déjà un choix : Keum Suk Gendry-Kim privilégie ce média pour exprimer la déchirure des âmes que suscite ici la guerre.
L’Arbre nu est un roman résolument sombre. Il ne laisse que peu d’espoir à son lecteur et à son personnage à qui il refuse même une simple histoire d’amour. Annoncée sur la quatrième de couverture, elle germe ironiquement dans l’esprit de l’héroïne sans que le lecteur ne sache vraiment pourquoi ni comment. Motivée par une sombre envie d’aimer, Gyeong-a se lance dans une relation sans fondements et sans avenir à laquelle le lecteur ne peut pas croire, faute de détails. Il est condamné à suivre l’errance émotionnelle de l’héroïne qui tente de survivre à son époque.
« Il avait murmuré comme s’il se parlait à lui-même, d’une voix profondément marquée par cette fatigue et ce chagrin que je lui avais vus. Je voulais lui réponde quelque chose, mais je me ravisai. Probablement parce que la fatigue et le chagrin qu’il ressentait n’appartenait qu’à lui, comme son odeur corporelle, une chose inéluctable dans laquelle il n’y avait aucune place pour la bienveillance et la complaisance maladroite des autres. »
Dans le roman graphique, vingt ans plus tard, Kyung retrouvera les souvenirs amers de cette période sombre dans l’exposition des œuvres du peintre qu’elle a aimé : l’occasion pour Keum Suk Gendry-Kim de les reproduire de façon très réaliste et en couleurs et de rendre hommage à Park Soo-keun, qui comme elle en d’autres temps, a dû brader son talent et son art pour survivre, comme elle l’explique dans la postface. Ainsi les motifs du roman de Pak Wan-seo résonnent-ils dans l’âme de Keum Suk Gendry-Kim, qui les assimile et les interprète dans une réécriture toute empreinte de ses propres fantômes, animée du même élan créateur que la romancière.
La structure noueuse du roman de Pak Wan-seo, ses ellipses et son aridité peuvent s’avérer perturbants. Il faut parfois faire appel à son imagination pour combler le manque soudain de détails. Cependant, il indéniablement bien écrit. Un lecteur engagé remarquera que les mots amers de l’héroïne débordent de sentiments refoulés. Malgré des phrases très simples, l’autrice parvient notamment à nous émouvoir à travers tout ce qu’elle suggère et retient. En retardant les aveux de son personnage, en lui faisant dire ce qu’elle ne pense pas, elle crée un livre riche de nuances.
Ce nouvel ouvrage choisi par l’Atelier des Cahiers prouve une nouvelle fois le grand talent de Pak Wan-seo. Bien que très connue en Corée où elle a reçu le prix Yi Sang, le prix Dong-in, ou encore le prix Daesan, elle a peu été traduite en français. En tant que témoin, elle s’est engagée à réécrire l’histoire de son pays : par le biais de la fiction, elle lui a donné un caractère personnel qui nous permet à nous, lecteurs étrangers de la nouvelle génération, de prendre la mesure de ce qu’il s’est passé, de la violence des évènements et du courage des victimes.
Dans une interview donnée en 2009 au journal JoongAng Ilbo, Park Wan-seo déclarait : « J’ai écrit mes livres de telle sorte qu’ils soient des témoignages honnêtes et vivants de leur temps. ». Inspirée par la vie de sa propre famille, l’autrice accorde une importance toute particulière au sombre épisode de la guerre de Corée qui l’a traumatisée : « Je suis le genre de personne qui oublie ce qu’elle a fait la veille mais je n’oublierai jamais ce que j’ai vécu pendant la guerre, même si je ne l’écris pas. »
Tout comme Pak Wan-seo, Keum Suk Gendry-Kim explore les drames de l’histoire coréenne au regard de leur impact sur sa propre existence, ce qui rend son œuvre particulièrement émouvante et attachante. Dans ses deux derniers opus publiés en français, cette veine autobiographique est aussi un fil conducteur pour découvrir certaines facettes de la société coréenne contemporaine.
Pak Wan-seo et Keum Suk Gendry-Kim sont des autrices à découvrir absolument. Si la seconde est aujourd’hui reconnue en France, où elle a vécu pendant plusieurs années, Pak Wan-seo est encore méconnue et peu traduite. C’est une autrice humaniste, engagée et avant-gardiste à même de nous inspirer pour peu que ses livres nous parviennent. En lisant L’Arbre nu, vous découvrirez les fondements de sa belle écriture ; il y a déjà entre ses racines tout ce qui fera sa grandeur et son succès.
L’Arbre nu
Pak Wan-seo
L’Atelier des Cahiers, 2024, 18€
L’Arbre nu
Keum Suk Gendry-Kim
Éditions Les Arènes, 2020, 24,90€