Paroles tiret lueurs. Tiret qui sépare, tiret qui lie deux sensations entre elles, devenues inséparables sous la plume de Claude Mouchard. Mais l’une dispose de la majuscule, l’autre non, prouvant ainsi sa dépendance à l’égard de la première. La lecture va nous le confirmer, c’est par la parole que cet essai commence, celle d’Yi Cheong-jun, et par la parole qu’il finit, avec Lee Chang-dong. Une parole qui se révèle comme lueur, une lumière aurait marqué une ambition, et nous propose de suivre les méandres d’un texte sans direction, mais non sans port d’attache.
L’essai de Claude Mouchard est un bel exemple de devenir-texte. Une lecture qui vous oblige à devenir, à écrire consécutivement. En toute modestie, l’auteur n’affirme rien qui puisse être aussitôt démenti par le premier pékin venu, une étrangeté dans le Séoul qu’il affectionne. Un événement, des rencontres, des voyages, le temps suspendu, tant d’années consacrées à traquer le sens du poème se sont constitués en rempart, en garde-fou empêchant toute dérive, sinon celles voulues, quitte à devoir en pleurer parfois.
Paroles-lueurs en Corée éclaire un parcours de critique et de poète dans un pays dont l’auteur ignore la langue, auquel il accède par l’anglais ou la traduction. Est-ce la même sensation que décrit Lee Seung-U pendant son année sabbatique à Aix-en-Provence, qui l’obligeait à vivre dans une atmosphère cotonneuse, kyrielle de sons sans signification, dans un pays qui isole autant qu’il absorbe ? Claude Mouchard s’interroge dès les premières pages, se demandant s’il n’est pas outrecuidant de parler de textes d’un pays dont on ne connaît pas la langue. C’est, à l’esprit, la préface de Jean-Michel Maulpoix au recueil de Ra Hee-duk, Le vers à soie marqué d’un point noir : « Sans doute est-ce faire preuve d’immodestie que de proposer une préface à un recueil de poèmes écrits dans une langue dont on ignore tout ! Pour présenter avec justesse les poèmes de Ra Hee-duk, il faudrait savoir comment jouent les rouages et les ressorts du coréen et s’être rendu familier de la culture à laquelle ces poèmes appartiennent aussi bien que du monde ou leur auteur a puisé son expérience. »
Cette culture, Claude Mouchard la connait, la pratique, s’y fond parfois. À se demander s’il ne suffirait pas de l’aimer pour la connaître, à se demander s’il ne connaît pas une crypto-langue sous une langue qu’il ne connaît pas ?
Dans Paroles-lueurs, dans le clair jardin d’Orléans, là où Claude Mouchard habite, plane l’ombre d’Yi Cheong-jun, ce même jardin dans lequel nous nous contentions d’être entre amis, il y a déjà quelques années, avec les poètes Hwang Ji-u, Kang Jeong, Kwak Hyo-hwan, les critiques Jeong Gwari et le regretté Bellemin-Noël. Aussi, je peux imaginer rétrospectivement ce que la présence d’Yi Cheong-jun donc je ne connais que la maison dans son lointain Jeolla et la stèle qui lui fut consacrée à l’anniversaire de son décès, l’auteur nous restitue des parcelles de discussion, des bribes annonciatrices, et lorsque la minute de greffier n’est pas possible, l’auteur y substitue un texte, un vers, un poème. L’ombre de l’auteur de Ce paradis qui est le vôtre plane tout au long de Paroles-lueurs, souvenirs scandés par les confidences, le silence. Et le lien qui, au fil des rencontres, se tisse entre le poète et les poètes, ce lien dont le confucianisme coréen fit l’essence même de la vie, ce lien à l’autre qui nous fait humain. L’auteur passe de son jardin d’Orléans aux montagnes de Corée, chemine dans les sentes comme dans les écrits, tandis que resurgissent les poèmes de Ki Hyeong-do ou de Kim Hyesun, manière de chasser les esprits sans avoir à se trouer le front comme le vit autrefois Mandelstam dans son Voyage en Arménie.
Claude Mouchard nous gratifie d’extraits de textes ou de poèmes qui l’ont aidé à baliser le chemin, son chemin, dans la Corée, avec les Coréens surtout. Il faudrait dire un mot de cette littérature qui l’aspire à laquelle il aspire. Quelle force faut-il à une littérature pour séduire, embarquer, quand bien même vous ne connaîtriez que partiellement son histoire ancienne, sa culture, sa langue ? Faut-il que les textes de Corée aient une résonance planétaire pour qu’ils vous reviennent au point de ne plus jamais vous séparer d’eux ? Le voyage en poésie traverse les pages, rattrape l’autre poète Wang Ji-u : « Je me retourne et je lui chuchote à l’oreille : je ne créerai pas une lettre, mais autre chose. La pointe du stylo posée sur le papier elle me regarde et m’interroge : Quoi par exemple ? » (p.105). L’auteur s’interroge sur la manière dont parvient la littérature coréenne en France, lui refusant à juste titre une unité de façade, même s’il n’est pas possible de parler d’une littérature quand il s’agit d’une littérature traduite, celle-ci résultant d’un champ (Bourdieu) où les forces s’allient, se neutralisent, se confrontent tout au long de la chaîne du livre. La littérature qui nous parvient en France n’est pas représentative de la littérature de Corée. Il vaut mieux prendre les textes un à un, éviter la nosographie littéraire qui nous fourvoierait. Heureux temps, quand nous parvenait la prose de ceux qui avaient à dire. Ainsi dit Yi In-seong : « Je n’arrive pas à écrire le moindre poème. » On ne dira jamais assez combien Interdit de folie est un ouvrage majeur d’un écrivain majeur, bien loin des désirs mortifères du marché. Ou encore aborder la présence du père en poésie, chez Kwak Hyo-hwan, Ki Hyeong-do, Lee Seong-bok ou chez les écrivains comme Lee Seung-u ou Kim Taeyeong, par exemple.
Au moment où j’écris ces lignes, une loi martiale, aussi burlesque que tragique, vient d’être décrétée et levée aussitôt, plongeant nos proches qui sont nés au milieu des chars dans les années 60, puis 80, dans les larmes. Lisez vite les poètes coréens pour oublier. Lecteurs, embarquez-vous aussi dans les lectures de Claude Mouchard, recevez ces déambulations sans fin, et vous ressentirez peut-être, dès que le livre est refermé, l’impérieux besoin d’écrire.
Paroles-lueurs en Corée
Claude Mouchard
Circé, 2024, 28€
Paroles tiret lueurs. Tiret qui sépare, tiret qui lie deux sensations entre elles, devenues inséparables sous la plume de Claude Mouchard. Mais l’une dispose de la majuscule, l’autre non, prouvant ainsi sa dépendance à l’égard de la première. La lecture va nous le confirmer, c’est par la parole que cet essai commence, celle d’Yi Cheong-jun, et par la parole qu’il finit, avec Lee Chang-dong. Une parole qui se révèle comme lueur, une lumière aurait marqué une ambition, et nous propose de suivre les méandres d’un texte sans direction, mais non sans port d’attache.
L’essai de Claude Mouchard est un bel exemple de devenir-texte. Une lecture qui vous oblige à devenir, à écrire consécutivement. En toute modestie, l’auteur n’affirme rien qui puisse être aussitôt démenti par le premier pékin venu, une étrangeté dans le Séoul qu’il affectionne. Un événement, des rencontres, des voyages, le temps suspendu, tant d’années consacrées à traquer le sens du poème se sont constitués en rempart, en garde-fou empêchant toute dérive, sinon celles voulues, quitte à devoir en pleurer parfois.
Paroles-lueurs en Corée éclaire un parcours de critique et de poète dans un pays dont l’auteur ignore la langue, auquel il accède par l’anglais ou la traduction. Est-ce la même sensation que décrit Lee Seung-U pendant son année sabbatique à Aix-en-Provence, qui l’obligeait à vivre dans une atmosphère cotonneuse, kyrielle de sons sans signification, dans un pays qui isole autant qu’il absorbe ? Claude Mouchard s’interroge dès les premières pages, se demandant s’il n’est pas outrecuidant de parler de textes d’un pays dont on ne connaît pas la langue. C’est, à l’esprit, la préface de Jean-Michel Maulpoix au recueil de Ra Hee-duk, Le vers à soie marqué d’un point noir : « Sans doute est-ce faire preuve d’immodestie que de proposer une préface à un recueil de poèmes écrits dans une langue dont on ignore tout ! Pour présenter avec justesse les poèmes de Ra Hee-duk, il faudrait savoir comment jouent les rouages et les ressorts du coréen et s’être rendu familier de la culture à laquelle ces poèmes appartiennent aussi bien que du monde ou leur auteur a puisé son expérience. »
Cette culture, Claude Mouchard la connait, la pratique, s’y fond parfois. À se demander s’il ne suffirait pas de l’aimer pour la connaître, à se demander s’il ne connaît pas une crypto-langue sous une langue qu’il ne connaît pas ?
Dans Paroles-lueurs, dans le clair jardin d’Orléans, là où Claude Mouchard habite, plane l’ombre d’Yi Cheong-jun, ce même jardin dans lequel nous nous contentions d’être entre amis, il y a déjà quelques années, avec les poètes Hwang Ji-u, Kang Jeong, Kwak Hyo-hwan, les critiques Jeong Gwari et le regretté Bellemin-Noël. Aussi, je peux imaginer rétrospectivement ce que la présence d’Yi Cheong-jun donc je ne connais que la maison dans son lointain Jeolla et la stèle qui lui fut consacrée à l’anniversaire de son décès, l’auteur nous restitue des parcelles de discussion, des bribes annonciatrices, et lorsque la minute de greffier n’est pas possible, l’auteur y substitue un texte, un vers, un poème. L’ombre de l’auteur de Ce paradis qui est le vôtre plane tout au long de Paroles-lueurs, souvenirs scandés par les confidences, le silence. Et le lien qui, au fil des rencontres, se tisse entre le poète et les poètes, ce lien dont le confucianisme coréen fit l’essence même de la vie, ce lien à l’autre qui nous fait humain. L’auteur passe de son jardin d’Orléans aux montagnes de Corée, chemine dans les sentes comme dans les écrits, tandis que resurgissent les poèmes de Ki Hyeong-do ou de Kim Hyesun, manière de chasser les esprits sans avoir à se trouer le front comme le vit autrefois Mandelstam dans son Voyage en Arménie.
Claude Mouchard nous gratifie d’extraits de textes ou de poèmes qui l’ont aidé à baliser le chemin, son chemin, dans la Corée, avec les Coréens surtout. Il faudrait dire un mot de cette littérature qui l’aspire à laquelle il aspire. Quelle force faut-il à une littérature pour séduire, embarquer, quand bien même vous ne connaîtriez que partiellement son histoire ancienne, sa culture, sa langue ? Faut-il que les textes de Corée aient une résonance planétaire pour qu’ils vous reviennent au point de ne plus jamais vous séparer d’eux ? Le voyage en poésie traverse les pages, rattrape l’autre poète Wang Ji-u : « Je me retourne et je lui chuchote à l’oreille : je ne créerai pas une lettre, mais autre chose. La pointe du stylo posée sur le papier elle me regarde et m’interroge : Quoi par exemple ? » (p.105). L’auteur s’interroge sur la manière dont parvient la littérature coréenne en France, lui refusant à juste titre une unité de façade, même s’il n’est pas possible de parler d’une littérature quand il s’agit d’une littérature traduite, celle-ci résultant d’un champ (Bourdieu) où les forces s’allient, se neutralisent, se confrontent tout au long de la chaîne du livre. La littérature qui nous parvient en France n’est pas représentative de la littérature de Corée. Il vaut mieux prendre les textes un à un, éviter la nosographie littéraire qui nous fourvoierait. Heureux temps, quand nous parvenait la prose de ceux qui avaient à dire. Ainsi dit Yi In-seong : « Je n’arrive pas à écrire le moindre poème. » On ne dira jamais assez combien Interdit de folie est un ouvrage majeur d’un écrivain majeur, bien loin des désirs mortifères du marché. Ou encore aborder la présence du père en poésie, chez Kwak Hyo-hwan, Ki Hyeong-do, Lee Seong-bok ou chez les écrivains comme Lee Seung-u ou Kim Taeyeong, par exemple.
Au moment où j’écris ces lignes, une loi martiale, aussi burlesque que tragique, vient d’être décrétée et levée aussitôt, plongeant nos proches qui sont nés au milieu des chars dans les années 60, puis 80, dans les larmes. Lisez vite les poètes coréens pour oublier. Lecteurs, embarquez-vous aussi dans les lectures de Claude Mouchard, recevez ces déambulations sans fin, et vous ressentirez peut-être, dès que le livre est refermé, l’impérieux besoin d’écrire.
Paroles-lueurs en Corée
Claude Mouchard
Circé, 2024, 28€