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Deux amis sur mes épaules

Dans ce roman graphique tout en symboles, Lee Suyeon, autrice-artiste sensible, nous entraîne dans un flot d’émotions et de sensations qui ne laissera personne indifférent.

©Lee Suyeon/Editions du Seuil, 2024

Drôles d’amis, ceux qui s’invitent sur les épaules fragiles de Toki la petite lapine abandonnée par sa mère. Bousculée par les incessantes disputes de ses parents, celle qui finit par se réfugier dans la calme contemplation des particules de poussière oscillant dans les rais de lumière ou de soleil pour échapper au tumulte, n’a rien vu venir. Un soir en rentrant de l’école, plus de maman ! Cette maman qui lui laisse une douce écharpe empreinte de son parfum pour toute consolation. Las ! Peu de temps après, Toki est approchée par un type louche, qui la suit et la poursuit jusque chez elle…

© Lee Suyeon / Éditions du Seuil, 2024.

Le roman graphique de Lee Suyeon nous cueille au vol pour nous entraîner dans une histoire aussi émouvante que violente, emportée sur un torrent coloré lumineux et chatoyant qui n’est pas non plus dépourvu d’effets inquiétants lorsqu’il est par exemple à contre-emploi comme ce ciel jaune luisant reproduit sur la couverture, qui illumine de grands troncs d’un vert bleuté spectral. Le travail de la couleur l’établit comme consubstantielle au récit : émotion, image mentale, rêve, la couleur est le support de chaque évocation. Une atmosphère onirique née de l’interaction entre réalité et inconscient, avec en particulier une palette dominante très éloignée de la représentation du réel, plutôt une adaptation symbolique personnelle à l’artiste.

© Lee Suyeon / Éditions du Seuil, 2024.

De fait l’artiste s’appuie sur une galerie de personnages animaliers anthropomorphes symboliques de caractères attribués à ces animaux par les hommes. La famille Toki, les Lapins, sont fragiles, leurs grandes oreilles en berne dans l’adversité, les « victimes » par essence. La mère qui s’effondre et finit par s’enfuir, le père qui noie son impuissance dans l’alcool, l’enfant tétanisée « comme si [ses] yeux étaient recouverts de cellophane », font s’écrouler la structure d’une vie qui commence tout juste. L’enfant est ensevelie dans son inconscient, et son environnement est un théâtre où se rejoue toujours ce mauvais premier acte.

Le contour flou des cases participe de cette atmosphère troublée, car le peu de repères réalistes tangibles est noyé dans les couleurs fondantes. L’échelle subvertie des êtres et des objets dans l’inconscient de la petite lapine est aussi un procédé qui entretient l’égarement ; les plans découpent les éléments du décor, ou au contraire utilisent la double page pour une lecture immersive sans concession : de cet ensemble symbolique naît l’originalité de l’œuvre de Lee Suyeon. Le texte dans une police très neutre s’insère sur la vignette sans contours, qu’il s’agisse du commentaire intérieur que nous livre Toki ou des répliques qu’échangent les personnages. Le temps d’une chanson, son flot s’accorde à la mélodie et s’inscrit en vagues sur l’image, plongeant l’enfant dans le rêve.

© Lee Suyeon / Éditions du Seuil, 2024.

Pour supporter de vivre malgré tout, petit à petit vont se greffer autour de l’enfant des compagnons plus ou moins choisis et tolérés.

Un chat noir qu’elle est seule à voir, qui se transforme en panthère quand Toki grandit ; il commence par stigmatiser la faiblesse de l’enfant, rappelle son abandon, donc la crainte de sa responsabilité dans cet abandon. Il est « sur ses épaules », il pèse donc, comme sur la première vignette du premier contreplat où Toki en pyjama est debout sur un îlot rocheux au milieu de l’eau, le chat couché en travers de sa nuque, comme un fardeau.

© Lee Suyeon / Éditions du Seuil.

Peu à peu, il s’affirme comme un substitut de parent qui rappelle les limites, prévient des risques, donc un protecteur ; l’amitié naît de la confiance envers cet « ami imaginaire ».

© Lee Suyeon / Éditions du Seuil, 2024

Si celui-ci reste du domaine de l’imagination, l’Oiseau est quant à lui plus ancré dans le réel à travers deux oiseaux que Toki recueille enfant, puis adulte. Le premier symbolise l’échec, le second, Saegu, est personnifié dans son inconscient pour devenir le second ami imaginaire du titre, symbole de la lutte pour la survie et de la liberté. Deux lumières dans la nuit que Toki va apprendre à reconnaître et peu à peu à viser pour enfin, vivre.

Autour de Toki, deux autres personnages vont jouer un rôle essentiel dans sa renaissance : au collège, son amie Ourselette, qui l’ancre dans le réel et lui fait partager sa force, la stabilité et la sérénité d’une enfance heureuse et généreuse. Puis elle rencontre Loutrot qui deviendra son mari, la loutre étant par excellence un animal social, et l’empathie dont il fait preuve fait de lui le pilier de la lente reconstruction de l’enfant meurtrie, allant jusqu’à la ramener constater pour « exorciser ses démons », qu’il ne reste plus rien des lieux de son enfance douloureuse, et que son rêve récurrent de retour et de malheur va pouvoir s’effacer.

© Lee Suyeon / Éditions du Seuil, 2024

Plutôt que d’une expérience de résilience, on parlera ici d’une reconstruction envers et contre soi, un traumatisme peu à peu analysé, et encore plus lentement surmonté, et d’une expérience de lecture bien singulière. Si l’on ignore quelle part joue la référence personnelle dans ce roman graphique, Lee Suyeon emploie tout son art à entremêler de manière exceptionnelle, graphisme et récit pour tisser ce douloureux, laborieux et très émouvant témoignage. Comme dans Alice au Pays des Merveilles, le lecteur emporté par l’inquiétante étrangeté de l’histoire, suivra, hypnotisé, Toki dans sa descente aux enfers, puis sa lente reconstruction.


Deux amis sur mes épaules
Lee Suyeon
Traduction du coréen par Lim Yeong-hee et Catherine Biros
Éditions du Seuil, 2024
216 pages, 24€