« Si nous devions définir le female gaze, ce serait donc un regard qui donne une subjectivité au personnage féminin, permettant ainsi au spectateur et à la spectatrice de ressentir l'expérience de l'héroïne, sans pour autant s'identifier à elle. […] Le female gaze, par conséquent, n'est pas un "portrait de femme", la question n'est pas seulement d'avoir un personnage féminin comme personnage central, mais d'être à ses côtés. Nous ne la regardons pas faire, nous faisons avec elle. » Iris Brey, Le regard féminin, une révolution à l'écran, Points, 2021, pp.36-37.
Alors que la Corée du Sud est ensevelie sous la neige et que l’hiver semble tout juste commencer, un nouveau film sur le Pays du Matin Frais sort dans nos salles françaises. En accord avec son titre et avec la saison, il nous entraine dans une petite ville balnéaire sud-coréenne figée par le froid. Avant que ce film ne soit accessible à tous, l’équipe de Keulmadang a eu l’opportunité d’assister à l’une de ses projections en avant-première en décembre dernier, et de rencontrer le réalisateur. Aujourd’hui, pour vous et rien que pour vous, nous dévoilons les coulisses et les détails de ce film merveilleux.
Hiver à Sokcho est le premier long-métrage du réalisateur franco-japonais Koya Kamura, et une adaptation du roman d’Élisa Shua Dusapin que nous avions eu le plaisir de lire et de chroniquer en 2017. Il met en scène Roshdy Zem, célèbre pour ses rôles dans L’innocent, Indigènes, ou encore Roubaix, une lumière, et Bella Kim qui fait avec ce film une première apparition remarquable dans le monde du cinéma. Fidèle au roman dont il reprend le déroulement et la plupart des scènes, le film de Koya Kamura retrace l’histoire d’une jeune fille de 23 ans nommée Soo-ha. Vivant seule avec sa mère et travaillant dans une petite maison d’hôte de la ville de Sokcho, à la frontière de la Corée du Nord, elle voit son quotidien bouleversé par l’arrivée de Yan Kerrand, un dessinateur français en plein vagabondage. Fascinée par cet homme qui lui évoque son père, un Français qu’elle n’a jamais connu, elle va tenter d’apprivoiser à travers leurs échanges ambigus une part refoulée de son identité.
En réfléchissant à cette adaptation, Koya Kamura a d’abord envisagé de transposer l’histoire au Japon, le pays natal de son père, où il a lui-même étudié. Il pensait que ce choix ferait naturellement advenir le caractère intimiste qu’il souhaitait donner à son film. Néanmoins, le thème de la Corée du Nord et de la chirurgie esthétique, deux éléments indissociables de la Corée du Sud, faisaient écho à la quête identitaire du personnage qui l’avait particulièrement intéressé dans le roman. Pour le bien de l’histoire il est donc parti tourner son film en Corée, dans la petite ville de Sokcho, et a tenté d’apprivoiser la culture coréenne.
Son intérêt pour le pays se traduit à l’écran par une multitude de petits détails pittoresques. Son film donne à voir et à entendre la Corée des Coréens : l’ambiance agitée du marché au poisson de Sokcho, les pointes ciselées du mont Seorak (설악산), le silence glaçant du musée de la DMZ, le confort d’une maison traditionnelle coréenne… De même, chaque personnage donne à voir un certain esprit de la Corée : depuis Jun-ho, le petit ami de Soo-ha, rêvant de vivre à Séoul et de devenir mannequin, jusqu’à M. Park, le malicieux propriétaire de la guesthouse où se déroule l’histoire, en passant par la mère de l’héroïne aussi aimante qu’oppressante. Chacune de leurs interactions avec Soo-ha dont on épouse le point de vue, révèle un aspect de la Corée : à travers le personnage de Jun-ho qui incite sa petite amie à faire de la chirurgie esthétique pour trouver un travail, le film laisse entrevoir la Corée moderne et libérale ; mais à travers le personnage de la mère, qui s’inquiète de savoir si sa fille mange correctement puis qui l’entraine aux bains publics, le film révèle aussi une Corée plus traditionnelle qui a souffert de la faim pendant la guerre et place la famille au centre de ses intérêts.
Parmi ces éléments pittoresques que nous ne pouvons pas tous citer, la cuisine joue un rôle central. Les personnages sont très souvent représentés en train de cuisiner : du fugu, des seiches farcies, du bœuf bourguignon… Bien plus qu’un simple élément de décor, ces plats forment des liens entre les personnages ; la cuisine est une métaphore filée qui illustre tout au long du film les écarts et les rapprochements entre les personnages — comme la boulimie affective de Soo-ha gavée par sa mère, ou la distance émotionnelle de Kerrand qui refuse de goûter les plats qu’elle prépare.
Malgré cela, Hiver à Sokcho n’est pas un film centré sur la Corée, mais sur une jeune femme tout à fait ordinaire. Comme l’explique le réalisateur, lorsque l’histoire commence, Soo-ha est « un personnage à l’arrêt » qui a tourné le dos à son passé, a arrêté ses études et est rentré dans sa ville d’origine pour aider sa mère et son voisin. C’est un personnage intrigant, sur lequel le spectateur a peu de prise, mais qui va se révéler au fur et à mesure de ses échanges avec l’autre grand personnage du film, Yan Kerrand. Bousculée par cet homme intéressant mais égoïste et bourru, elle se met progressivement en mouvement et donne à voir son fort caractère, sa curiosité, son humour, mais aussi ses blessures et ses faiblesses. Leur relation floue et déséquilibrée devient au fil du film une rampe sur laquelle elle s’appuie pour faire face à la réalité et s’épanouir en tant qu’adulte.
Avant d’être représentée comme une Coréenne ou même une jeune femme, Soo-ha est présentée comme un individu complexe. Ce qui intéresse le réalisateur, ce n’est pas son origine ou son genre, mais ses pensées. Soo-ha est un personnage agissant ; elle est toujours filmée comme un sujet et non pas comme un objet. Comme le soulignait Koya Kamura lors de l’avant-première, la jeune fille ne s’efface jamais derrière la grande silhouette et la présence charismatique de Roshdy Zem ; souhaitant « éviter tout rapport visuel de domination », le réalisateur a choisi une actrice grande et élancée capable de lui tenir tête. En résulte à l’écran un personnage fort qui habite chaque silence et chaque geste. Ces petits détails font du film de Koya Kamura un film éminemment moderne, empreint de « female gaze ». Même lorsqu’il filme l’héroïne nue avec son petit ami, le réalisateur adopte son point de vue à elle : la caméra filme à sa hauteur, ne morcèle pas son corps et accepte qu’il reste caché sous la couverture ; chaque image est une extension de Soo-ha. Cette idée est renforcée par l’apparition à plusieurs endroits du film de scènes d’animation illustrant les pensées et les émotions du personnage. Dans ces scènes presque silencieuses apparaissent des dessins blancs sur fond noir. Des traits évoluent, apparaissent et s’effacent lentement pour former des dessins plus ou moins figuratifs. On discerne régulièrement le corps d’une jeune femme, charnu et mouvant, qui fait écho aux dilemmes de Soo-ha sur son apparence et son identité. Comme des tropismes, ces magnifiques scènes surgissent dans les moments les plus intimes du film où la caméra est au plus proche de l’actrice.
Hiver à Sokcho est donc un film aussi sensuel que sensoriel. Il met en relation les émotions et les sensations des personnages de la plus jolie des manières : les corps des personnages se frôlent, s’enlacent et se fuient, dans le froid et la chaleur, comme pour modeler leurs sentiments. En suivant le cours silencieux d’un pinceau sur le miroir embué d’une salle de bain, ou les gestes nerveux d’un artiste dessinant dans le coin d’une petite chambre d’hostel, en filmant une silhouette recroquevillée sur le sol brut d’une cuisine sans lumière, ou deux corps vifs au sommet d’une montagne escarpée, Koya Kamura réalise un film doux, puissant, drôle et poétique qui complète et enrichit parfaitement le roman d’Élisa Shua Dusapin. À la fois fidèle et original, c’est un ouvrage intimiste que l’on a envie de revoir aussitôt qu’il se termine et qui donne beaucoup d’espoir pour l’avenir du réalisateur et de sa jeune actrice Bella Kim que l’on espère retrouver très rapidement !
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Alors que la Corée du Sud est ensevelie sous la neige et que l’hiver semble tout juste commencer, un nouveau film sur le Pays du Matin Frais sort dans nos salles françaises. En accord avec son titre et avec la saison, il nous entraine dans une petite ville balnéaire sud-coréenne figée par le froid. Avant que ce film ne soit accessible à tous, l’équipe de Keulmadang a eu l’opportunité d’assister à l’une de ses projections en avant-première en décembre dernier, et de rencontrer le réalisateur. Aujourd’hui, pour vous et rien que pour vous, nous dévoilons les coulisses et les détails de ce film merveilleux.
Hiver à Sokcho est le premier long-métrage du réalisateur franco-japonais Koya Kamura, et une adaptation du roman d’Élisa Shua Dusapin que nous avions eu le plaisir de lire et de chroniquer en 2017. Il met en scène Roshdy Zem, célèbre pour ses rôles dans L’innocent, Indigènes, ou encore Roubaix, une lumière, et Bella Kim qui fait avec ce film une première apparition remarquable dans le monde du cinéma. Fidèle au roman dont il reprend le déroulement et la plupart des scènes, le film de Koya Kamura retrace l’histoire d’une jeune fille de 23 ans nommée Soo-ha. Vivant seule avec sa mère et travaillant dans une petite maison d’hôte de la ville de Sokcho, à la frontière de la Corée du Nord, elle voit son quotidien bouleversé par l’arrivée de Yan Kerrand, un dessinateur français en plein vagabondage. Fascinée par cet homme qui lui évoque son père, un Français qu’elle n’a jamais connu, elle va tenter d’apprivoiser à travers leurs échanges ambigus une part refoulée de son identité.
En réfléchissant à cette adaptation, Koya Kamura a d’abord envisagé de transposer l’histoire au Japon, le pays natal de son père, où il a lui-même étudié. Il pensait que ce choix ferait naturellement advenir le caractère intimiste qu’il souhaitait donner à son film. Néanmoins, le thème de la Corée du Nord et de la chirurgie esthétique, deux éléments indissociables de la Corée du Sud, faisaient écho à la quête identitaire du personnage qui l’avait particulièrement intéressé dans le roman. Pour le bien de l’histoire il est donc parti tourner son film en Corée, dans la petite ville de Sokcho, et a tenté d’apprivoiser la culture coréenne.
Son intérêt pour le pays se traduit à l’écran par une multitude de petits détails pittoresques. Son film donne à voir et à entendre la Corée des Coréens : l’ambiance agitée du marché au poisson de Sokcho, les pointes ciselées du mont Seorak (설악산), le silence glaçant du musée de la DMZ, le confort d’une maison traditionnelle coréenne… De même, chaque personnage donne à voir un certain esprit de la Corée : depuis Jun-ho, le petit ami de Soo-ha, rêvant de vivre à Séoul et de devenir mannequin, jusqu’à M. Park, le malicieux propriétaire de la guesthouse où se déroule l’histoire, en passant par la mère de l’héroïne aussi aimante qu’oppressante. Chacune de leurs interactions avec Soo-ha dont on épouse le point de vue, révèle un aspect de la Corée : à travers le personnage de Jun-ho qui incite sa petite amie à faire de la chirurgie esthétique pour trouver un travail, le film laisse entrevoir la Corée moderne et libérale ; mais à travers le personnage de la mère, qui s’inquiète de savoir si sa fille mange correctement puis qui l’entraine aux bains publics, le film révèle aussi une Corée plus traditionnelle qui a souffert de la faim pendant la guerre et place la famille au centre de ses intérêts.
Parmi ces éléments pittoresques que nous ne pouvons pas tous citer, la cuisine joue un rôle central. Les personnages sont très souvent représentés en train de cuisiner : du fugu, des seiches farcies, du bœuf bourguignon… Bien plus qu’un simple élément de décor, ces plats forment des liens entre les personnages ; la cuisine est une métaphore filée qui illustre tout au long du film les écarts et les rapprochements entre les personnages — comme la boulimie affective de Soo-ha gavée par sa mère, ou la distance émotionnelle de Kerrand qui refuse de goûter les plats qu’elle prépare.
Malgré cela, Hiver à Sokcho n’est pas un film centré sur la Corée, mais sur une jeune femme tout à fait ordinaire. Comme l’explique le réalisateur, lorsque l’histoire commence, Soo-ha est « un personnage à l’arrêt » qui a tourné le dos à son passé, a arrêté ses études et est rentré dans sa ville d’origine pour aider sa mère et son voisin. C’est un personnage intrigant, sur lequel le spectateur a peu de prise, mais qui va se révéler au fur et à mesure de ses échanges avec l’autre grand personnage du film, Yan Kerrand. Bousculée par cet homme intéressant mais égoïste et bourru, elle se met progressivement en mouvement et donne à voir son fort caractère, sa curiosité, son humour, mais aussi ses blessures et ses faiblesses. Leur relation floue et déséquilibrée devient au fil du film une rampe sur laquelle elle s’appuie pour faire face à la réalité et s’épanouir en tant qu’adulte.
Avant d’être représentée comme une Coréenne ou même une jeune femme, Soo-ha est présentée comme un individu complexe. Ce qui intéresse le réalisateur, ce n’est pas son origine ou son genre, mais ses pensées. Soo-ha est un personnage agissant ; elle est toujours filmée comme un sujet et non pas comme un objet. Comme le soulignait Koya Kamura lors de l’avant-première, la jeune fille ne s’efface jamais derrière la grande silhouette et la présence charismatique de Roshdy Zem ; souhaitant « éviter tout rapport visuel de domination », le réalisateur a choisi une actrice grande et élancée capable de lui tenir tête. En résulte à l’écran un personnage fort qui habite chaque silence et chaque geste. Ces petits détails font du film de Koya Kamura un film éminemment moderne, empreint de « female gaze ». Même lorsqu’il filme l’héroïne nue avec son petit ami, le réalisateur adopte son point de vue à elle : la caméra filme à sa hauteur, ne morcèle pas son corps et accepte qu’il reste caché sous la couverture ; chaque image est une extension de Soo-ha. Cette idée est renforcée par l’apparition à plusieurs endroits du film de scènes d’animation illustrant les pensées et les émotions du personnage. Dans ces scènes presque silencieuses apparaissent des dessins blancs sur fond noir. Des traits évoluent, apparaissent et s’effacent lentement pour former des dessins plus ou moins figuratifs. On discerne régulièrement le corps d’une jeune femme, charnu et mouvant, qui fait écho aux dilemmes de Soo-ha sur son apparence et son identité. Comme des tropismes, ces magnifiques scènes surgissent dans les moments les plus intimes du film où la caméra est au plus proche de l’actrice.
Hiver à Sokcho est donc un film aussi sensuel que sensoriel. Il met en relation les émotions et les sensations des personnages de la plus jolie des manières : les corps des personnages se frôlent, s’enlacent et se fuient, dans le froid et la chaleur, comme pour modeler leurs sentiments. En suivant le cours silencieux d’un pinceau sur le miroir embué d’une salle de bain, ou les gestes nerveux d’un artiste dessinant dans le coin d’une petite chambre d’hostel, en filmant une silhouette recroquevillée sur le sol brut d’une cuisine sans lumière, ou deux corps vifs au sommet d’une montagne escarpée, Koya Kamura réalise un film doux, puissant, drôle et poétique qui complète et enrichit parfaitement le roman d’Élisa Shua Dusapin. À la fois fidèle et original, c’est un ouvrage intimiste que l’on a envie de revoir aussitôt qu’il se termine et qui donne beaucoup d’espoir pour l’avenir du réalisateur et de sa jeune actrice Bella Kim que l’on espère retrouver très rapidement !