Chroniques Romans Une société en métamorphose

Le Problème Humain

Sous ses airs de romance historique, ce récit audacieux de Kang Kyeong-ae est un véritable appel à la lutte civile et à l’éveil des classes.

À l’image d’une civilisation qui trouverait sa source autour d’un point d’eau, Kang Kyeong-ae (1906-1944), fait naitre son récit autour de l’étang de Wonso. Établi entre deux montagnes de l’actuelle Corée du Nord, la commune de Yongyeon à la hiérarchie sociale bien marquée est le théâtre de plusieurs parcours de vie bien distincts.  

Il y a tout d’abord Seonbi, une jeune orpheline, et Premier, le fils d’une prostituée, paysans tous deux soumis au pouvoir de Deokho, riche propriétaire et maire du village. De l’autre côté il y a Okjeom, la fille capricieuse de ce dernier et Sincheol, étudiant de la classe moyenne dont elle s’est amourachée. Premier aime Seonbi, mais, lorsqu’Okjeom invite Sincheol à séjourner chez elle le temps d’un été, le jeune homme commence lui aussi à ressentir quelque chose pour cette première. Contraints de quitter leur vie initiale pour partir travailler dans la grande ville, les personnages vont être confrontés à une réalité toute autre. Malgré une narrative à l’apparence simple et qui repose sur un triangle amoureux comme on peut en trouver dans bien des histoires, Kang Kyeong-ae propose un récit bien plus riche et engagé. 

Cette autrice audacieuse et révolutionnaire va se servir de la disparité de ces personnages pour établir une fresque riche et complexe illustrant la situation de la Corée des années 1930, victime de la colonisation japonaise. En mettant au cœur de son œuvre l’injustice sociale, les inégalités de genre et les conditions de vie sous l’occupation japonaise elle se distingue comme l’une des première écrivaines féministe et réaliste de la littérature coréenne moderne. Remarquable par son écriture simple mais percutante, elle dépeint une réalité dure sans pour autant brosser un portrait misérabiliste de ses personnages.  

Kang Kyeong-ae met en avant des personnages féminins forts et résolus mais aussi victimes d’un système qui les oppresse et les limite.  Malgré les sévices que subit Seonbi, elle essaie de s’émanciper du contrôle abusif de Deokho, et Ganan son amie elle aussi violentée par ce dernier, devient une véritable figure de la lutte anticapitaliste en devenant membre d’un groupe de résistance communiste. 

La justesse du récit de cette autrice s’appuie d’abord sur un rythme de narration maitrisé. En choisissant comme cadre de la première partie de son œuvre Yongyeon et sa campagne alentour, elle instaure un récit lent et qui permet au lecteur de comprendre les différentes dynamiques de pouvoir et les motivations des différents personnages. Ils sont enfermés dans une organisation féodale qui les exploite et sont assujettis à la hiérarchie mais aussi à la loi.

« Ben, la loi, c’est la loi. Elle existe depuis toujours, c’est tout. » (p.171) 

Au contraire, lorsque les personnages arrivent à Gyeongsong, le rythme s’accélère. L’argent manque vite et trouver un travail pour survivre devient nécessaire. Le labeur physique devient la seule solution qui permet aux personnages de survivre dans cette ville ou le travail ne s’arrête jamais. La multiplication des usines et la prédominance des machines contribuent à transformer les travailleurs en maillon d’une immense chaine déshumanisante. Contraints à la tache répétitive Seonbi, Premier et Sincheol sont les victimes d’un train de vie effréné.  

« Seonbi essuya la sueur de son front et regarda ses propres doigts. Et le dos de sa main rougie ! Ces cinq doigts fripés et blanchis à cause de l’eau ! C’était comme si des doigts morts étaient attachés à une main vivante. (…) elle se rendit compte qu’il existait d’innombrables doigts morts entassés dans cette usine. » (p.380) 

Le traitement de la question coloniale est également d’une grande richesse. En mettant en avant une colonisation du territoire mais également une oppression du corps féminin, l’autrice enrichit le traitement de cette notion. Seonbi, jeune servante, n’est remarquée par les autres personnages que par sa beauté. Elle est la représentation d’un corps que plusieurs des personnages souhaitent s’approprier. Les personnages masculins représentent eux aussi en quelque sorte une nouvelle force colonisatrice. 

« Cependant dès qu’elle arrivait sur cette route, fermement résolue de quitter cette maison, elle avait toujours l’impression qu’au loin, de l’autre côté de la route qui s’effaçait entre les pinèdes sombres, un homme encore plus effrayant que Deokho l’attendrait aux yeux grands ouverts. » (p.232)  

Cette importance des corps, on la retrouve aussi lorsque l’autrice traite du système capitaliste. Des personnages conscients de leur classe et engagés dans une lutte commune apparaissent et prédominent dans la seconde partie de l’ouvrage. Là où les corps étaient objets de rêveries et de désir à la campagne, ils deviennent réifiés à Gyeongsong. Tous soumis au travail à la chaine, leurs corps constituent leur seule force de travail et leur moyen de revenu principal. 

Empreint des idées marxistes sur l’éveil, la conscience des classes et la lutte comme solution salutaire pour les ouvriers, l’autrice dénonce un système d’oppression renforcé par la soumission du territoire national à la force colonisatrice. 

Avec des personnages aussi richement développés et une intrigue qui réussit à garder le lecteur en haleine, Le Problème humain, considéré comme l’œuvre phare de cette autrice, parvient à dépeindre une société oppressée par différentes forces et appelle à la lutte civile et à l’éveil des classes. Malgré la censure qu’elle a subie, Kang Kyeong-ae écrit et transmet un récit didactique et engagé dont le discours continue à raisonner encore aujourd’hui. 


Le Problème humain
KANG Kyeong-ae
Traduit du coréen par LEE Young-joo et Jean-Claude DE CRESCENZO
Decrescenzo Éditeurs, 2025
350 pages, 23€