Dans le cadre très large des sciences humaines, il existe une discipline intimiste appelée la micro-histoire. Inventée au lendemain de la Seconde guerre mondiale, la micro storia propose un changement d’échelle dans l’étude des évènements importants et s’intéresse à la manière dont les individus traversent les grandes crises et bouleversements sociaux de chaque époque. Ce resserrement autour du petit et du particulier fait écho en littérature à la mode du roman historique qui recourt à la fiction pour mettre en lumière des personnages emblématiques d’une époque et ainsi faire voyager le lecteur à travers l’espace et le temps.
Cependant, contrairement à l’histoire, la littérature ne connait pas de limites, elle se nourrit des fantasmes et autres fruits de l’imagination pour reconstituer la réalité et combler les vides laissés par le temps et les hommes. Parfois il arrive que ces récits transcendent leur condition et, malgré leur évidente partialité, permettent de mieux comprendre la réalité d’une époque. C’est le cas du livre que nous vous présentons aujourd’hui.
Le Crabe royal est un roman très intime qui réussit à imbriquer parfaitement la petite et la grande histoire. Il retrace les aventures de Renato, un jeune étudiant torturé qui fuit son pays de naissance, l’Italie, pour se réfugier dans les ruelles et les bibliothèques sombres de Séoul. Passionné par le roi Gojong, premier et dernier empereur de Corée, sur qui il écrit une thèse, il se lance dans une quête identitaire qui le conduira au bout de lui-même.
L’autrice de ce roman, Anna Luisa Pignatelli, connait bien la Corée où elle a vécu pendant plusieurs années et où elle a étudié la langue et la littérature coréenne. Son roman est imprégné de ses connaissances précises sur l’histoire et la culture du pays ; il regorge d’informations sur le roi Gojong, la colonisation japonaise, le bouddhisme, le chamanise et même sur la Corée du Nord. Quoi qu’assez évidentes pour ceux qui connaissent bien le pays, ces informations revêtent un caractère détonnant grâce à des personnages étonnamment pessimistes. Contrairement à la mouvance littéraire actuelle et aux auteurs étrangers influencés par la hallyu, Anna Luisa Pignatelli propose une vision contrastée de la Corée, bien plus sombre que ce que l’on a l’habitude de voir.
« La vision du baksu* avec son regard haineux ne me quitte pas. J’ai eu tort de m’engager dans une réalité dont la logique m’échappe, car je suis un étranger, je viens d’une autre culture. »
Cette représentation nébuleuse de la Corée est principalement alimentée par le caractère profondément mélancolique des deux personnages principaux du roman : Renato et le roi Gojong. Séparés par plusieurs dizaines d’années, ces deux hommes semblent rattachés l’un à l’autre par un destin tragique. Tous deux rejetés par leur père, malheureux en amour et dans leurs travaux, ils se répondent et se confondent.
Tandis que Renato erre dans les rues de Séoul, alternant entre les bars à soju, les temples et les maisons closes, il pense à son roi esseulé : cent ans avant l’arrivée de Renato en Corée, en 1897, alors que l’étau japonais se resserrait progressivement sur la péninsule coréenne, le roi Gojong cherchait à réaffirmer son autorité et son indépendance en faisant de la Corée un empire. Séparé de la Chine par le traité de Shimonozeki*, sans les conseils avisés de sa femme, la reine Ming, assassinée l’année précédente par les Japonais, et sans le soutien même de sa cour, humiliée par les réformes Gabo*, il était seul à la tête d’un pays sur le point de basculer.
« Au fond du jardin qui entoure le palais du Bonheur resplendissant, un pont en bois conduit au pavillon de la Fragrance pénétrante, situé au centre du petit lac. Gojong l’a fait construire pour méditer dans la solitude et échapper à son père, le Daewongun, qui avait commencé, tout de suite apres l’avoir mis sur le trône, à monopoliser le pouvoir en sa qualité de régent. […] Le petit lac est gelé. Assis sur le mur qui le borde, je pense aux carpes que le gel relègue dans le fond boueux. Et à mon père qui voudrait me voir saisir les opportunités de la vie, comme un poisson happant des miettes de pain qui flottent sur l’eau. »
L’histoire de Gojong est le point fort du roman, elle fourmille de complots, de personnages inspirants et de grands sentiments, au point que l’on peut être frustré de ne pas en avoir davantage. Le livre se serait entièrement consacré à sa vie qu’il n’en aurait pas été moins réussi.
À travers le regard d’un jeune homme délicat, Anna Luisa Pignatelli redonne un peu d’humanité à ce roi mal aimé, accusé d’avoir cédé son pays aux Japonais. En s’intéressant à son quotidien, à sa relation avec la très grande reine Ming, elle dévoile les coulisses de l’Histoire et la manière dont s’entremêlent parfois les intérêts des hommes et ceux de la nation.
Le Crabe royal est un livre à fleur de peau, qui présente des personnages troublés, aux prises avec leur instinct. Il est très sensuel, parfois même érotique, et brodé de fantasmes plus ou moins positifs sur la Corée. C’est un livre nébuleux dont il faut presque se méfier, sa manière d’imbriquer la réalité et la fiction obscurcit parfois la lecture qui s’apparente à un rêve enfiévré.
Le Crabe royal
Anna Luisa Pignatelli
Traduit de l’italien par Monique Baccelli
Decrescenzo éditeurs, 2025
298 pages, 21 €
Dans le cadre très large des sciences humaines, il existe une discipline intimiste appelée la micro-histoire. Inventée au lendemain de la Seconde guerre mondiale, la micro storia propose un changement d’échelle dans l’étude des évènements importants et s’intéresse à la manière dont les individus traversent les grandes crises et bouleversements sociaux de chaque époque. Ce resserrement autour du petit et du particulier fait écho en littérature à la mode du roman historique qui recourt à la fiction pour mettre en lumière des personnages emblématiques d’une époque et ainsi faire voyager le lecteur à travers l’espace et le temps.
Cependant, contrairement à l’histoire, la littérature ne connait pas de limites, elle se nourrit des fantasmes et autres fruits de l’imagination pour reconstituer la réalité et combler les vides laissés par le temps et les hommes. Parfois il arrive que ces récits transcendent leur condition et, malgré leur évidente partialité, permettent de mieux comprendre la réalité d’une époque. C’est le cas du livre que nous vous présentons aujourd’hui.
Le Crabe royal est un roman très intime qui réussit à imbriquer parfaitement la petite et la grande histoire. Il retrace les aventures de Renato, un jeune étudiant torturé qui fuit son pays de naissance, l’Italie, pour se réfugier dans les ruelles et les bibliothèques sombres de Séoul. Passionné par le roi Gojong, premier et dernier empereur de Corée, sur qui il écrit une thèse, il se lance dans une quête identitaire qui le conduira au bout de lui-même.
L’autrice de ce roman, Anna Luisa Pignatelli, connait bien la Corée où elle a vécu pendant plusieurs années et où elle a étudié la langue et la littérature coréenne. Son roman est imprégné de ses connaissances précises sur l’histoire et la culture du pays ; il regorge d’informations sur le roi Gojong, la colonisation japonaise, le bouddhisme, le chamanise et même sur la Corée du Nord. Quoi qu’assez évidentes pour ceux qui connaissent bien le pays, ces informations revêtent un caractère détonnant grâce à des personnages étonnamment pessimistes. Contrairement à la mouvance littéraire actuelle et aux auteurs étrangers influencés par la hallyu, Anna Luisa Pignatelli propose une vision contrastée de la Corée, bien plus sombre que ce que l’on a l’habitude de voir.
Cette représentation nébuleuse de la Corée est principalement alimentée par le caractère profondément mélancolique des deux personnages principaux du roman : Renato et le roi Gojong. Séparés par plusieurs dizaines d’années, ces deux hommes semblent rattachés l’un à l’autre par un destin tragique. Tous deux rejetés par leur père, malheureux en amour et dans leurs travaux, ils se répondent et se confondent.
Tandis que Renato erre dans les rues de Séoul, alternant entre les bars à soju, les temples et les maisons closes, il pense à son roi esseulé : cent ans avant l’arrivée de Renato en Corée, en 1897, alors que l’étau japonais se resserrait progressivement sur la péninsule coréenne, le roi Gojong cherchait à réaffirmer son autorité et son indépendance en faisant de la Corée un empire. Séparé de la Chine par le traité de Shimonozeki*, sans les conseils avisés de sa femme, la reine Ming, assassinée l’année précédente par les Japonais, et sans le soutien même de sa cour, humiliée par les réformes Gabo*, il était seul à la tête d’un pays sur le point de basculer.
L’histoire de Gojong est le point fort du roman, elle fourmille de complots, de personnages inspirants et de grands sentiments, au point que l’on peut être frustré de ne pas en avoir davantage. Le livre se serait entièrement consacré à sa vie qu’il n’en aurait pas été moins réussi.
À travers le regard d’un jeune homme délicat, Anna Luisa Pignatelli redonne un peu d’humanité à ce roi mal aimé, accusé d’avoir cédé son pays aux Japonais. En s’intéressant à son quotidien, à sa relation avec la très grande reine Ming, elle dévoile les coulisses de l’Histoire et la manière dont s’entremêlent parfois les intérêts des hommes et ceux de la nation.
Le Crabe royal est un livre à fleur de peau, qui présente des personnages troublés, aux prises avec leur instinct. Il est très sensuel, parfois même érotique, et brodé de fantasmes plus ou moins positifs sur la Corée. C’est un livre nébuleux dont il faut presque se méfier, sa manière d’imbriquer la réalité et la fiction obscurcit parfois la lecture qui s’apparente à un rêve enfiévré.
Le Crabe royal
Anna Luisa Pignatelli
Traduit de l’italien par Monique Baccelli
Decrescenzo éditeurs, 2025
298 pages, 21 €