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Destins coréens

Dans ce nouvel opus co-écrit avec Laetitia Marty, Jung se révolte contre le phénomène sociétal de l’abandon d’enfant et nous livre un roman graphique poignant et révélateur.

Couleur de peau : miel
Couleur de peau : miel. 4 tomes aux éditions Quadrants, entre 2007 et 2016.
Nos adoptions
Nos adoptions. – Éditions Delcourt, 2 tomes, 2023, 2024.
Abandon
On lira sur ce sujet 'Hanbok', le roman graphique autobiographique de Sophie Darcq aux éditions L’Apocalypse (2023).
Baby box
On reverra le film du japonais Kore-Eda 'Les bonnes étoiles' (2022) et on lira 'Baby box' de Jung, Éditions Soleil/Noctambule, 2018.

On ne doit pas subir sa vie : un mantra pour Joy, héroïne de ce nouveau roman graphique de Jung, qui vaut aussi pour cet auteur, lui-même adopté et qui n’a pas retrouvé sa famille biologique, un drame personnel qu’il évoque dans son autobiographie Couleur de peau : miel. Destins coréens est d’ailleurs un titre pluriel, qui rapproche les histoires individuelles souvent tragiques des enfants coréens nés après la deuxième guerre mondiale. L’histoire racontée date de 2014 : un livre dans une vitrine de librairie, par un extrême hasard l’autobiographie de Jung, enfant trouvé seul dans la rue, et adopté à l’étranger, va sauver la vie d’une adolescente piégée par les rigidités d’une société qui se débat dans les conventions culturelles identitaires et réactionnaires, au début du XXIème siècle.

©Jung/Marty/Delcourt, 2025

Jung a choisi de légitimer son travail de dessinateur par la dénonciation du phénomène cruel et dévastateur de l’abandon. Avec son épouse Laetitia Marty, elle aussi enfant adoptée d’origine coréenne, ils interrogent les mécanismes légaux et illégaux de l’adoption et leurs répercussions psychologiques sur les enfants et les familles. Mais dans cette œuvre-ci, ils abordent ensemble la question sous un angle renouvelé, ou pour l’approfondir en amont : qu’est-ce qui fait qu’en Corée, une mère abandonne son enfant ? Et comment les femmes réagissent-elles ?

« La Corée a beau être technologiquement et économiquement très développée, elle reste un pays qui asservit les femmes dans un système aux mœurs arriérées. (…) L’essor technologique et économique avait été si fulgurant que socialement, le pays était resté à la traîne. L’ultramodernisme n’avait pas réussi à libérer le pays de son lourd héritage patriarcal. »

Et l’on peut ajouter que celui-ci est renforcé par l’esprit de revanche sur la vie qui animait les Coréens asservis par le Japon, complices lorsque les femmes furent abandonnées, livrées comme esclaves sexuelles aux Japonais et rejetées après-guerre. La jeune nation fut ensuite mutilée par la guerre de Corée, et finalement les Coréens du Sud subirent le joug de la course à la modernité conduite d’une main de fer par Park Chung-hee. La mentalité confucianiste est une bouée de survie dans cette société, et elle est encore profondément ancrée dans les esprits, car l’expansion économique s’est accomplie de fait sans politique sociale à sa mesure, avec l’aliénation de tous et toutes par l’entreprise et le travail, dans la continuité d’une tradition de hiérarchisation sociale et genrée, ce dont témoignent de multiples œuvres littéraires du XXè siècle.

© Jung / Marty / Éditions Delcourt, 2025

Mais en 2014 donc, Joy aspire à devenir une idol de K-pop, et vient d’être admise dans une prestigieuse école. Las, elle découvre tardivement qu’elle est enceinte : son idéal s’effondre aussitôt. Au début du XXIè siècle, la jeune femme ploie sous le manteau trop lourd de la pécheresse : l’indépendance féminine est difficilement concevable dans un pays encore régi par la traditionnelle convention de la pureté féminine, et si un enfant se fait à deux, hors mariage, la faute est toujours imputée à la fille ou la femme. L’absence d’éducation sexuelle, de politique de prévention des grossesses comme des IST, l’interdiction de vente de préservatifs aux mineurs alimentent l’hypocrisie culturelle.

© Jung / Marty /Delcourt, 2025

Et si la féminité n’est pas une sinécure, la masculinité n’a rien d’un lot de consolation dans cette société : « En Corée, encore aujourd’hui, un homme ne peut prétendre à devenir un bon père que s’il a effectué son service militaire et qu’il a un métier. Chan-wook, qui était toujours étudiant, avait donc, sans surprise, préféré rompre tout contact avec Joy, en apprenant la grossesse de cette dernière. » (p.37). On s’interroge quand même sur l’ignominie de cette réaction, mais le récit se déroule avant l’assouplissement de la loi sur l’avortement (2019), le film Break of day de Kim Kyong-ju, le mouvement #MeToo coréen, la libération de la parole, ou la revendication féministe dans la K-pop… Le carcan pèse encore son poids.

Or sans avortement, c’est le rejet social dans une société où le paraître compte plus que tout. Et après le cataclysme de la séparation des familles pendant la guerre de Corée, l’abandon est hypocritement présenté comme « une chance donnée à l’enfant pour un meilleur avenir ». De l’abandon consenti à l’extorsion d’un accord, et à la falsification des données, les pas ne sont pas si nombreux qui conduisent à l’adoption.

Ce contexte global explique sans doute que la Corée du Sud détient le triste record de l’abandon d’enfants, en particulier à l’international, les diverses modifications législatives récentes pour la protection des enfants ou sur l’avortement lui-même n’ayant finalement produit qu’un épiphénomène : la généralisation des baby boxes importées du Japon. Seul espoir, une association comme InTree fondée par Choi Hyung-sook, permet de lutter pour soutenir les mères célibataires, peut-être celle que rejoint Joy dans le roman graphique, pour échapper à l’abandon de son futur enfant.

© Jung / Marty / Éditions Delcourt, 2025

Jung se met à nouveau en scène dans le roman graphique, et dessine la déprime qui l’habite ou les cauchemars qui reviennent alors que Joy ne donne plus de nouvelles, comme le dévoile l’illustration de couverture. Son expression graphique a beaucoup mûri depuis Couleur de peau : miel. La rondeur, le gras du crayon, ont laissé place à la finesse d’un trait précis, d’un geste ferme mais plein de légèreté, très expressif, qui évoque celui de Cosey dans la série Jonathan. Son dessin est à la fois très réaliste pour la description des environnements, la restitution de l’atmosphère par exemple du quartier dans lequel vit Joy avec sa famille, jusque dans les expressions faciales souvent en gros plan, pour ne pas en rater un battement de cil. Jung s’appuie aussi sur sa maîtrise de l’usage du gris au noir comme outil de mise en relief de son propos. En même temps, ce dessin est très esthétisé, la beauté des portraits de Joy en particulier relève d’une idéalisation de la féminité qui rappelle l’évocation de la mère dans Couleur de peau : miel. Ce double parti-pris concourt à la création d’une forme graphique poétique, extrêmement suggestive, très riche émotionnellement. L’exploration de la couleur, apparue il me semble dans Baby box, est également une expansion de l’expression des émotions. Dans Destins coréens, c’est la couleur jaune ocre que choisit l’artiste pour souligner ces émotions qui traversent l’auteur et l’histoire qu’il développe. Un nuancier tout en finesse pour l’usage d’un camaïeu délicat qui va de l’ocre à un jaune clair lumineux. On se souvient que la couverture de son autobiographie était d’une dominante miel justement, rappelée par le bandeau autour du livre, peut-être le signe de cette continuité de l’histoire de Jung à Joy ?

© Jung / Marty / Delcourt, 2025

De touches colorées dans une page grise ou dominée par le noir, la couleur jaune s’étend parfois pour attirer le regard, le centrer sur un détail : le téléphone rempli de messages sans réponses, sur l’isolement de la jeune fille dans la rue, ou même dans son appartement. Elle permet aussi de souligner, d’amplifier une émotion : faire rayonner la joie de Joy lorsqu’elle danse ou bien évoquer le destin de son père dans un extraordinaire sillon ensoleillé. Ou au contraire par contraste, le noir envahit la page illuminée de jaune, provoquant une incroyable fusion entre l’image de Joy qui s’éloigne et celle de Jung qui s’abandonne à ses idées aussi noires et virevoltantes qu’un vol de corbeaux. Le jaune fonctionne aussi comme un signe d’espoir : il fait clignoter de nouveau la messagerie du téléphone qui affiche enfin les messages attendus, il illumine la silhouette de Joy qui émerge de l’obscurité dans laquelle elle a laissé Jung quelques mois plus tôt. L’artiste joue à merveille de sa maîtrise stylistique, et l’intensité de ses suggestions altère les effets plus humoristiques par exemple des scènes de couple censées alléger l’atmosphère.

Mais c’est bien ce que l’on aime chez Jung : cette dramatisation de l’expression graphique, la mise en scène de l’émotion par la couleur et les nuances, et cette infinie douceur qui, malgré la violence du propos, se dégage des récits de cet artiste singulier et attachant.

© Jung / Marty / Éditions Delcourt, 2025

Destins coréens
JUNG, Laetitia MARTY
Éditions Delcourt/Encrages, 2025, 20,50€

Documentaliste dans l' Education Nationale, et très impliquée dans la promotion de la littérature pour la jeunesse, j'ai découvert la production coréenne il y a plusieurs années, et j'ai été emballée! Je m'attache donc dans Keulmadang à en partager les délices avec les lecteurs, sans m'empêcher parfois de chroniquer un roman ou une bande dessinée pour les plus grands.