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Les yeux sont un morceau de choix

À travers des descriptions presque aussi répugnantes qu’appétissantes, Monika Kim laisse libre court à sa fureur et nous entraîne dans le tourbillon des désirs inavouables dont Ji-won ne parvient pas à s’extirper.

Le roman de Monika Kim débute par une rupture. Le père d’une petite famille coréenne expatriée aux États-Unis demande le divorce à sa femme et quitte l’appartement où ils ont élevé ensemble leurs deux filles. Tandis que la mère s’effondre et se laisse submerger par son chagrin, Ji-won, l’aînée des enfants, se voit contrainte de jongler entre ses études universitaires et le tumulte de ses propres émotions, tout en apportant autant de soutient que possible à sa mère et à sa petite sœur Ji-hyun.

Sa vie prend un tournant encore plus inconfortable lorsque sa mère rencontre un homme. Stéréotype absolu de l’américain moyen, George est blanc, privilégié, plein d’idées conservatrices et d’un intérêt apparent pour la culture coréenne qui masque à peine son fétichisme asiatique. Alors que la mère, avide d’attention masculine, se plie au moindre désir de son nouveau compagnon, ce dernier n’hésite pas à reluquer lourdement chaque femme asiatique que son regard rencontre, y compris Ji-hyun âgée d’à peine quinze ans. La présence de George devient de plus en plus envahissante et Ji-won se sent constamment observée par ses yeux : les deux billes bleues la suivent jusque dans ses rêves, lui rappellent les yeux de poisson que sa mère lui fait parfois manger, et en viennent même… à lui donner faim.

Dans Les yeux sont un morceau de choix, Ji-won est un personnage hanté. Hanté par l’absence de son père, sans cesse mentionné mais jamais vu ; par le racisme anti-asiatique et la misogynie qu’elle subit au quotidien ; par la rage qui gonfle en elle sans qu’elle ne parvienne à l’extérioriser. Alors que sa mère, victime des mêmes pressions et violences, choisit de rester passive, Ji-won refuse de se laisser ronger par la colère et préfère assouvir sa faim de vengeance en se repaissant des yeux de ceux qui la méprisent. Des yeux bleus, ceux d’hommes blancs privilégiés certains que le monde leur est dû.

« L’extérieur est cartilagineux et croquant. D’un coup de langue, je cale la boule dans ma joue gauche et l’écrase entre mes molaires. Une substance gélatineuse m’éclabousse le palais. C’est exquis. » (p. 230)

À travers des descriptions presque aussi répugnantes qu’appétissantes, Monika Kim laisse libre court à sa fureur et tente de l’apaiser en s’attaquant – à travers Ji-won – aux figures de l’oppression. La plume glaçante de l’autrice nous entraîne dans le tourbillon des désirs inavouables dont Ji-won ne parvient pas à s’extirper.

Cependant, bien que le style de l’autrice soit particulièrement prenant, la narration trop complexe dessert quelque peu l’histoire : la réflexion sociale menée par Monika Kim se perd dans l’intrigue, et les derniers chapitres du roman introduisent un élément de narration complètement sous-utilisé, faisant perdre toute vraisemblance à l’histoire.

Malgré ces quelques défauts, Les yeux sont un morceau de choix reste une lecture agréable… ou plutôt, une lecture parfaitement révulsante ! Si vous désirez connaître dans les moindres détails la sensation de croquer dans un globe oculaire, Monika Kim la décrit dans son roman avec brio – et appétit.


Les yeux sont un morceau de choix
Monika Kim
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Peronny
Robert Laffont, 2025
400 pages, 22,90 €