La patience, parce que la trame romanesque se déploie peu à peu en devenant d’un même élan à la fois plus serrée et plus délicate. Un peu comme quand sur un écran d’ordinateur on fait apparaître une de ces images floutées où la pauvreté en pixels juxtapose des carrés colorés donnant à voir une figure très sommaire, avant d’obtenir au fur et à mesure que l’on augmente la densité des points lumineux un tableau ou une photographie d’une grande richesse de détails et de nuances. On s’enchante du progrès dans le raffinement comme on s’était laissé envoûter par les tout premiers éléments.
C’est ici qu’intervient l’âme enfantine. L’image floue, ce sont deux contes de fées qui nous sont offerts pour ainsi dire en exergue au récit. Deux contes dont les protagonistes sont des rois, reines, princes et princesses, sans oublier les fées et les sorcières, tous personnages dont les aventures et mésaventures s’accommodent d’une grande naïveté tant dans l’approche des actions que dans les grands traits d’une psychologie rudimentaire. Pendant quelques moments, on redevient l’enfant à qui on raconte une histoire pour qu’il s’endorme et fasse de beaux rêves farcis d’horreurs délectables.
Tout l’art de la composition a consisté pour l’écrivain à graduer la transition qui conduit des personnages de contes de fées aux êtres de chair et de sang de notre temps et de notre monde, transition qu’il faudra peu à peu reconnaître comme un épanouissement. Chaque étape de l’histoire proprement dite voit Jang-mi s’éloigner de la Princesse-à-la-larme-facile qu’elle fut dans son enfance et son adolescence pendant que Myeong-jé surmonte ses handicaps de Prince-qui-ne-parle-guère, et l’on avance ainsi à partir de la rencontre sur un campus universitaire à travers une maturité pleine de rebondissements. Sur les péripéties, à cette place, il serait malvenu de nous attarder : laissons la patience des premières pages céder la place à l’impatience de connaître la suite.
L’auteur est un maître dans l’art de composer. Il sait comment ménager les suspenses et multiplier les surprises tout en conservant la logique des enchaînements dramatiques. « Dramatiques » au sens précis du mot, c’est-à-dire comportant du mouvement, une dynamique qui met en scène des actions fortes, qui transforme en scènes abondamment dialoguées des sentiments et des actes quotidiens d’un vrai réalisme. Nous rebondissons de petit drame en petit drame sans jamais tomber dans le tragique, ni même dans la tragicomédie. Pour une raison majeure et d’un grand prix : l’humour ne perd jamais ses droits dans la façon dont nous sont présentées les choses. Nous oscillons en permanence entre une émotion amusée, presque de l’attendrissement, et le franc sourire, voire parfois le rire, devant des situations où le cocasse le dispute à la banalité autant que la bienveillance à la cruauté. On arrive ainsi à une belle satire de notre société, qui ne sombre ni dans le désespoir ni dans le défaitisme.
Inutile de préciser que le comportement des deux héros — qui méritent bien ce nom : se marier trois fois en divorçant deux fois, n’est-ce pas un exploit ? — connaît une évolution continuelle dont le détail est passionnant à suivre. Toutes les grandes étapes d’une vie ordinaire d’aujourd’hui sont là, y compris le chômage, la cure de psychanalyse et le recours à Internet. Tous les aspects de l’existence aussi, y compris le sexe, les soirées arrosées et la cuisine. Ce sont des Coréens, mais qui ressemblent à n’importe quel être humain, comme il convient sous la bannière des contes.
Kim Kyeong-uk est connu dans son pays pour la remarquable inventivité de son imagination. Certains lecteurs francophones ont pu en avoir un exemple avec la nouvelle « Dangereuse lecture » où il imaginait les déboires d’un libraire qui a mis au point une sorte de psychanalyse — délicatement et délicieusement parodique — consistant à soigner les névroses par la lecture imposée de romans graduellement appropriés aux malaises des patients, et qui se retrouve piégé par une de ses patientes trop bien guérie… La façon qu’il a de surfer sur la mystification sans jamais se noyer (et nous noyer) sous les déferlantes, son art du bref dialogue à l’emporte-pièce, son goût de la rapidité et du montage heurté, son culte partout maintenu de la fausse simplicité font de lui un des artistes les plus originaux de sa génération.
À la lettre, son talent repose sur l’art de montrer les choses de la vie par le petit bout de la lorgnette : cela semble parfois très éloigné de notre œil jusqu’au moment où l’on se trouve le nez collé sur le spectacle. On célèbre cet écrivain en Corée, nul doute qu’on le célébrera en France.
Et maintenant, les pieds dans les pantoufles, le dos bien calé dans un fauteuil, une brassée de sarments dans la cheminée et on entre en lecture : le feu pétille, et à son tour l’esprit ne cessera pas un instant de pétiller.
COMME DANS UN CONTE
DE KIM KYUNG-UK
Traduit du coréen par Choe Ae-young et Jean Bellemin-Noël,
Decrescenzo éditeurs, 402 pages, 17€.