Pour qui a quitté Hwang Sok-yong à son avant dernier livre est sans doute resté sur le sentiment qu’il avait eu affaire jusqu’ici à un auteur parfaitement inscrit dans son époque, proche des plus humbles, engagé dans l’histoire de son pays divisé par des idéologies contraires. Cet engagement que l’on connaît est au cœur de son acte d’écriture, au cœur de sa littérature, pas seulement comme positionnement esthétique mais aussi comme raison d’être d’auteur.
Shim Chong est à la fois un roman de la continuité et un roman de la rupture. Le tour de force est sans doute de pouvoir le situer à la fois dans la pure filiation de son œuvre, notamment dans sa dimension politique et de l’en distinguer par l’ampleur historique et géographique qu’il lui donne.
Avec Shim Chong, nous ne sommes pas en Corée comme dans la plupart des romans de Hwang Sok-yong, mais en Extrême-Orient, en Corée, à Taïwan, au Japon, à Singapour, en Chine. Nous sommes à la fin du XIXe siècle. Les pays asiatiques opèrent leur modernisation sous la contrainte occidentale. Par modernisation, il faut entendre ici sa version la plus prosaïque, c’est-à-dire la multiplication des échanges commerciaux. Dans un continent asiatique qui n’est pas encore né, voilà que les États-Unis, la France, l’Angleterre, la Russie se mettent à vouloir forcer le Japon, la Corée et la Chine à ouvrir leurs frontières et leurs ports, non seulement au commerce mais aussi aux idées, chrétiennes par exemple, comme cheval de Troie d’une possession plus large encore d’esprits non préparés à affronter une adversité inédite.
Avec Shim Chong, Hwang Sok-yong bouleverse les frontières d’un continent qui prend aujourd’hui de plus en plus conscience d’un destin commun, ou à tout le moins, d’une nécessité d’être ensemble, malgré la diversité, malgré l’opposition. Et sans doute que ce destin commun intègre une Corée du Nord, revue à la sauce du troisième millénaire.
Dans Shim Chong, la Corée n’est envisagée que sous la forme d’allusion, de souvenir, de point de départ et de point d’arrivée, mais jamais comme station. Ce roman avait besoin d’espace. On connaît l’intérêt que porte l’auteur à l’histoire de son pays et aux relations entretenus avec les pays proches ou lointains. Mais si la Corée n’est qu’envisagée dans le roman, elle reste étrangement présente dans les métaphores provoquées par la géographie sollicitée. Shim Chong est donc sans conteste un roman coréen. A la fois parce qu’il évoque un mythe coréen, repris d’ailleurs dans un p’ansori[1] qui figure toujours au répertoire national des p’ansori, mais aussi parce que les relations sociales en vigueur dans le roman sont coréennes, caractéristiques de la dernière dynastie Joseon (1392-1910) et tout particulièrement le néoconfucianisme qui règle à la fois le mode d’action de l’État et l’éthique des relations sociales.
Sans pratiquement le dire, c’est tout l’art des grands romanciers, Hwang Sok-yong effectue un intéressant ballet entre la grande Asie et la petite Corée, une zoom avant, un zoom arrière, pour établir sans cesse des parallèles entre histoires singulières. Shim Chong est le roman d’une certaine rupture, en gardant le souffle de l’auteur et en élargissant le spectre d’intervention narrative à une géographie asiatique de plus en plus soudée dans son destin. La transposition est ici intéressante.
Shim Chong, jeune adolescente, fille d’un aveugle pauvre est vendue à des marchands en partance pour la Chine. Sur le trajet, elle sera l’objet d’un sacrifice humain, consistant à offrir une jeune vierge aux esprits de la mer, pour s’assurer d’une bonne traversée. Elle réchappera de ce sacrifice, sera vendue d’abord à un riche vieillard, puis à des trafiquants d’humains. Elle deviendra rapidement une fille de plaisir à la renommée grandissante, circulant dans l’Asie, au gré des changements de propriétaire ou bien de circonstances. Jusqu’à ce que des revers du destin modifient sa trajectoire.
Cette histoire est le prétexte à pérégrinations à travers l’Asie de la fin du XIXe siècle, dans un Japon encore morcelé puis unifié dans la douleur, Formose, Chine, Corée avant l’occupation japonaise. Période compliquée pour l’Asie, au cours de laquelle les pays vont découvrir l’Occident sous ses multiples facettes : séducteur avec sa science de l’époque, apaisant avec sa religion déiste, menaçant quand les autochtones refusent les diktats commerciaux.
Le contact avec cette modernité apparente va se payer au prix fort. Non seulement la culture occidentale va faire une pénétration en force dans les pays concernés (tout particulièrement Corée et Japon) mais elle va par le même mouvement priver ces pays d’une autonomie dans la définition du type de modernité qu’ils auraient souhaité s’ils avaient pu l’entreprendre en toute auto-détermination.
Le Japon sera le premier pays à devoir supporter les exigences américaines en 1853 et 1854. La Chine, alors en pleine guerre de l’opium, ne résistera pas aux coups de boutoir de l’Occident, tandis que la Russie se place en embuscade. En Corée, les tentatives infructueuses vont laisser place aux multiples comptoirs et légations commerciales et vont changer la face de la Corée, jusque dans son expression la plus dure, avec la future occupation japonaise.
C’est dans ce contexte que se situe le roman de Hwang Sok-yong et l’on voit bien que si les circonstances diffèrent selon les pays, elles reposent toutes sur un substrat commun, le souhait de l’Occident de contrôler cette vaste partie du monde et de lui imposer, souvent par la force la grande marche vers la modernisation à l’occidentale, c’est-à-dire un vaste ensemble organisé de la libre entreprise, entrainant une certaine vision de ce que doit être l’humanité.
Bien entendu, la pénétration des idées occidentales et notamment des idées religieuses, n’a pas été seulement négative pour les orientaux. Elle a renouvelé la perspective même de la pensée, de la vision de l’homme et de sa place sur terre. Dans Shim Chong, Hwang Sok-yong pose les éléments qui composent la vision de cette société asiatique de la fin du XIXe siècle : profondément inégalitaire, injuste, cruelle et quelquefois inhumaine, tout particulièrement pour les abandonnés de la terre, les pauvres, les déchus, les esclaves, les prostituées. Les idées religieuses ont constitué un fabuleux arsenal idéologique, un dispositif symbolique aurait dit Michel Foucault, nécessaire à la pacification des esprits dans un premier temps, puis à leur docilité, dans un deuxième temps.
Dans Shim Chong, la précipitation des évènements historiques annonce, par allégorie, la fin de la dynastie Joseon et l’ambiguïté qu’elle suggère ; entre l’admiration pour la civilisation occidentale et son idée centrale de progrès et la crainte du déclin de la civilisation asiatique placée sous le signe du statu quo. Mais Shim Chong n’est pas seulement un roman politique mais aussi le roman d’une jeune fille contrainte à la prostitution et qui se retrouve ensevelie sous les circonstances. Est-ce la raison pour laquelle le personnage principal paraît voler au-dessus de l’histoire comme elle vole par-dessus les flots ? Elle est aérienne et s’échappe des effets de réalité tout en subissant les contraintes les plus dures. Elle n’offre aucune prise au lecteur, semble vide de toute pensée et de toute analyse de sa propre condition. Dans la tentation qui habite tout lecteur à en faire dire à l’auteur plus qu’il n’en dit, on peu toujours se demander pour quelle raison Shim Chong s’appartient si peu, exerce à de si rares moments son emprise sur le réel, comme si la puissance de son corps et le désir qu’il inspire aux hommes pouvait suffire à conquérir la fonction de Sujet. Bien sûr, elle réorganise son espace et son mode d’intervention dans son univers et cela nous vaut de très belles pages sur la solidarité et l’humanité de ces prostituées. Mais nous pouvons être surpris de l’étonnant procédé par lequel le discours du corps vient incarner (c’est peu dire) le discours politique. Un corps politique peut-être, ce lieu privilégié de l’attentat, disait autrefois Anne Dardigna ? Cette vision possible pourrait être une explication à la peinture flou du personnage principal. Privé de la propriété de son propre corps, Shim Chong est aussi privée du langage. Avec l’intériorisation de la contrainte du corps, le Sujet dominé ne peut accéder à rien, à rien d’autre que la poursuite, voire le plaisir pris, à assurer sa propre domination. On aurait aimé la révolte de Shim Chong, on aurait aimé l’accès au langage par la révolte de sa propre condition. Mais non, la misère n’est pas révolutionnaire, nous le savons bien. Shim Chong ne peut se libérer par l’exercice du pouvoir de son corps. Malgré le plaisir qu’elle offre aux hommes, malgré le pouvoir de séduction qu’elle exerce, elle ne peut qu’offrir un corps et un langage assujettis. Les multiples scènes érotiques suggèrent même que cet érotisme est un aveu d’impuissance.
Situations d’esclaves poussées à son paroxysme, avec les mécanismes par lesquels la situation d’esclave se construit, se poursuit, s’engendre, s’intériorise et se transmet. Ainsi, ces prostituées enrôlées de force, vendues, battues devront, si elles le veulent, rembourser les frais de voyage qu’elles ont occasionné pour avoir été emmenées sur leur lieu de travail. Et cette dette, en cas de mort, sera transmise aux enfants, si elles en ont eu.
Shim jong nous montre bien combien il est difficile de sortir de situations enkystées, lorsqu’on ne dispose pas du pouvoir nécessaire à sa propre réalisation. Les conditions qui lui sont faites vont devenir peu à peu les siennes. Elles les légitimera, les intériorisera, les intégrera dans les moindres plis de son action, au point que, lorsqu’elle aura la possibilité d’accéder à sa liberté, c’est en entrepreneur du sexe qu’elle se transformera, justifiant ainsi le puissant déterminisme social.
Shim Chong ne s’appartient pas, comme la Corée et au-delà l’Asie, ne se sont pas appartenues au tournant du XXe siècle. Shim Chong ne décide pas, elle ne peut tout au plus que, résister, détourner, contourner, faire le dos rond devant les évènements, avant de se soumettre. Shim Chong n’a pas son destin en mains, comme la Corée ne l’a pas eu, quand il a fallu qu’elle s’ouvre de force (curieuse et appropriée image) devant les coups de canon des flottes adverses. C’est par la mer qu’est venu le danger de colonisation, c’est par la mer que Shim Chong ressuscite. C’est la mer qui rend espoir à l’héroïne, (à la Corée ?), qui si elle a raté le début de sa vie, peut espérer en un avenir meilleur.
Shim Chong incarne bien, à ce titre là, la confrontation entre la pensée occidentale rationaliste et la pensée orientale, capable de trouver dans la parole des esprits, sa propre voie.
Les lecteurs de l’œuvre de Hwang Sok-yong découvriront dans Shim Chong un condensé de la pensée et de la vision du grand romancier coréen. Et malgré ses défauts, Shim Chong, à condition de s’évader d’une lecture trop près du texte, peut nous faire rêver d’un Orient qui aurait pu choisir son destin.
SHIM CHONG, fille vendue
DE HWANG SOK-YONG
Traduit du coréen par CHOI Mikyung et Jean-Noël JUTTET
Zulma, 557 pages, 23.90 €.