La pensée de Yi Hwang, T’oegye (1501-1570)
Yi Hwang T’oegye est sans doute le philosophe-homme d’Etat le plus familier aux Coréens. Il a été aussi, depuis environ quarante ans, le plus introduit dans les conférences mondiales de spécialistes d’études asiatiques et coréennes. Depuis son vivant il fut et demeure très respecté par les intellectuels chinois et japonais. En 2001 pour le 500ème anniversaire de sa naissance une conférence internationale importante s’est déroulée à Andong dans sa région d’origine. Une rencontre historique s’est alors produite entre une descendante de Confucius venue de Chine et l’un des descendants de T’oegye.
Cet homme admiré et célèbre, en fait, se voulait avant tout un homme ordinaire et cherchait à vivre d’une façon cachée. Son contemporain plus jeune que lui de trente-cinq ans, Yulgok, écrivit ces lignes à la mort de T’oegye : « Il était de caractère doux et simple, semblable vraiment à une pierre précieuse. […] Dans la vie ordinaire il ne s’est pas efforcé de mettre en avant sa dignité. Se montrant plutôt en tout point comme un homme tout à fait ordinaire. »[1] En cela il offrait une image très différente duyangban coréen ambitieux et arrogant qui se mettait au-dessus des autres.
Pour un noble coréen de l’époque ce qui comptait c’était sa carrière et la réussite à l’examen d’Etat n’était souvent qu’un moyen d’arriver à ses fins. Ainsi l’étude des Classiques s’avérait superficielle et les intrigues partisanes prenaient le dessus. Il fallait une volonté et un courage exceptionnels pour ne pas tomber dans ces pièges. A la différence de Cho Kwang-jo (1482-1519), grand réformateur confucéen qu’il admirait, T’oegye était d’une apparence faible et effacée mais cependant sa force intérieure était impressionnante au point qu’il sut faire plier avec douceur des personnages politiques qui le haïssaient.
T’oegye ne s’était présenté au concours d’Etat qu’avec réticence, cèdant aux encouragements de sa famille. Ayant réussi brillamment il avait été obligé d’accepter une position administrative mais la vie politique ne l’intéressait guère : « J’étais plongé dans le monde poussiéreux sans aucun moment de repos et il n’y a rien d’autre qui vaille la peine d’être mentionné. »[2] Ce monde de pouvoir qu’il côtoyait lui semblait violent et faux. Dans un poème intitulé « Pic Chaha » il écrivit :
« Je ne souhaite pas me trouver impliqué
Dans les péchés trompeurs du monde. »[3]
T’oegye ne rêvait que de se consacrer à l’étude qui l’avait passionné depuis sa jeunesse jusqu’à mettre sa santé en danger. Son coeur aspirait à retrouver, loin de la vie des palais, le contact avec la nature et le dialogue franc avec ses disciples et les gens de la province. Ainsi il trouvait toujours quelque prétexte pour ne pas assumer une charge et se retirer. La mort injuste et cruelle de son frère en 1550 fut pour lui le moment de tourner définitivement le dos à la vie politique et de se plonger totalement dans la recherche et l’enseignement. A la violence il répondait par la douceur. En se retirant et en se cachant, paradoxalement il devint pour beaucoup un exemple éclatant d’honnêteté, de droiture et de profondeur dans l’étude et dans l’action. Il mettait ainsi en pratique l’idéal de Confucius de guider les autres par l’exemple personnel.
T’oegye est une personnalité attachante et touchante en raison de son humilité. L’un de ses concepts fondamentaux était le kyông/jing, respect révérenciel. Cette modestie reflète sa longue fréquentation des Classiques chinois, particulièrement du Yijing, dont l’un des hexagrammes est celui de la « modestie/humilité» [4] qui se trouve commune au Ciel, aux hommes et à la terre. Quand quelque chose est élevé on l’abaisse et inversement quand quelque chose est abaissé, on l’élève, tel est le voeu de tous. Celui qui aspire à la maturité aime l’eau qui s’écoule vers le bas et féconde toutes choses avant de rejoindre l’océan.
Cependant la simplicité que Yulgok appréciait en T’oegye ne signifie pas qu’il est aisé de lire les écrits de ce dernier et de comprendre sa pensée. Il y avait, en effet, chez T’oegye une réserve et un manque d’assurance, ce qui donne à la tournure de son style une complexité difficile à interpréter. Ses lettres philosophiques intitulées Chasôngnok reflètent bien à la fois la vivacité et la finesse de son esprit mais en même temps ce retour en lui-même, une incertitude, une remise en question constantes. A l’exemple des sages, T’oegye osait à peine s’exprimer parce qu’il admettait ses limites et redoutait que son action ne soit pas à la hauteur.[5]
Extraits de La Pensée Coréenne –Aux sources de l’Esprit-Coeur
Pensée près des pruniers en fleurs
Confucius, Zhu Xi, et T’oegye ont pensé et agi au milieu des violences et incohérences de leurs temps, mais chacun, selon son propre caractère, en protégeant, au milieu de la beauté naturelle, la beauté de ce qu’ils avaient entrevu aux sources de l’esprit, a laissé son empreinte et une direction forte aux générations futures. L’histoire a confirmé que malgré les critiques à leur égard ils ont réussi à sauver une parcelle de cette beauté de l’esprit humain qui est constamment en danger. Comme l’écrivit T’oegye, « l’oeil est comme un miroir clair et l’esprit-coeur comme le soleil. »[6]
Révérence envers les Classiques
Un Extrême-Oriental comme T’oegye ne regarde pas le monde comme Descartes en s’en dégageant, il n’arrache pas au réel des vérités scientifiques mais a la même vigueur de penser tout en niant les fausses évidences du soi et du monde. Le point fort de l’esprit extrême-oriental est la reprise constante, comme en un travail de joaillerie, d’une multitude de classiques, autant de trésors, de manifestations du Tao, qui jamais ne sont négligés, oubliés ou niés, mais qui demeurent une source jaillissant perpétuellement où l’esprit rafraîchit sa vigueur.[7]
Sur les pas de T’oegye
Par inclination affective, T’oegye s’identifiait davantage à une étude de la sagesse (sônghak/shengxue). […] L’expression de sônghak/shengxue peut être traduite à la fois par « étude sur la sagesse » et « étude pour avancer dans la sagesse » Cela n’est pas loin de la philosophie au sens grec originel, comme chez Platon.[8]
Une vision compréhensive
Pour lire T’oegye, il faut atteindre une ampleur et une hauteur de vue, et de cette ampleur émergent les problèmes puis les concepts importants. En un mouvement complémentaire l’esprit progresse vers le coeur d’une question, percevant les multiples dimensions liées à ce coeur comme en un faisceau. Ainsi le concept fondamental de li/i-i/qi, souvent traité en philosophie néoconfucéenne, ne peut être véritablement abordé qu’après une méditation vaste et un parcours logique considérable, autrement il se vide de sa signification. […] Une véritable réarticulation du discours confucéen s’est faite en Corée, centrée sur Zhu Xi, reprenant toute la tradition depuis l’Antiquité, d’où la notion de Dao tong/To t’ong, « transmission du Tao ». Yi Hwang, T’oegye fut le pionnier et le grand inspirateur de ce changement en Corée. Avec lui le confucianisme coréen atteint sa maturité […][9]
Aux sources de l’Esprit-Coeur
Si T’oegye a enraciné sa réflexion dans la métaphysique néoconfucéenne, c’est sur l’esprit-coeur qu’il a fait porter le poids de ses recherches. […]
Plus qu’une pensée pratique ou politique, comme celle d’autres néoconfucéens, la pensée de T’oegye est davantage en retrait, méditative, intérieure. […] T’oegye, bien qu’ « en retrait », tient ensemble deux dimensions cruciales : l’Etre et le politique, ou comment savoir se guider et guider les autres. La pierre de touche de sa réflexion est la lutte contre l’arrogance, comme dans son commentaire duYijing, et, à cette fin, la constante purification de soi. Le concept clef de sa pensée est le respect révérenciel (jing/kyông), si bien qu’on a parlé à son sujet de « philosophie du kyông ».[10]
Débat sur l’absence d’essence et de fonction de l’Esprit-Coeur
« Mon étude est superficielle et étroite, je me contente de suivre telles quelles les explications détaillées des confucéens qui me précèdent. Pour le dire simplement et franchement, ce que j’ai étudié jusqu’a présent, je n’ai pas pu encore pleinement le pénétrer. Et je n’ai pas eu le loisir de pousser plus avant réellement mes études en ce qui concerne des vues profondes et mystérieuses. »[11]
T’oegye et la pensée coréenne
Parmi les points forts de la philosophie de l’esprit-coeur de T’oegye, on remarque sa connaissance pénétrante de questions difficiles et son exigence claire d’une réalisation des découvertes de l’esprit-coeur jusque dans la vie pratique. […] T’oegye a eu un rôle difficile en tant que précurseur de l’élaboration d’une vision qui puisse inspirer la transformation d’une société. […] Dans ses écrits il s’est montré d’une extrême sensibilité, parfois presque craintive, car il faut rappeler les temps difficiles qu’il a traversés au cours desquels les lettrés pouvaient être facilement bannis et même exécutés pour leurs idées..[12]
T’oegye et la pensée européenne
En lisant certains textes de Paul Ricoeur, on est frappé par une consonance de T’oegye avec certaines approches européennes. T’oegye a été sensible à la fragilité de l’homme, à sa misère, malgré sa conviction néoconfucéenne dans une bonté naturelle originelle. Et il a vraiment cherché par sa raison à éclaircir cette tension entre l’aspiration idéale et les lourdeurs de l’existence. Par ailleurs une comparaison pourrait être faite entre le sens du respect (kyông) chez T’oegye et ce que Ricoeur a analysé comme le dépassement de la deuxième disparité caractère-bonheur à travers le respect, c’est-à-dire le sens de ce qui est humain dans la personne.[13]
Si l’on considère les « dix diagrammes »[14] dans leur ensemble, certains faits frappent. Le premier est l’égale force donnée à la recherche systématique et à la mise en application de ce qui a été découvert., dans l’esprit de Confucius, le deuxième est la place privilégiée faite à l’étude de l’esprit-coeur. L’esprit coeur rayonne à travers l’ensemble de la présentation de T’oegye, symbolisant le souci qu’il a eu toute sa vie, en compagnie de grands textes comme le Classique du Coeur, de faire briller ce qui est le plus précieux en l’homme et qui pourtant risque facilement d’être abîmé. De par son assimilation si profonde des classiques chinois, T’oegye est le premier grand penseur néoconfucéen de la Corée à avoir retravaillé l’importance de l’esprit-coeur comme question et crux philosophique et aussi comme fondement d’une vraie culture et d’une vraie société. En complémentarité avec le bouddhisme, T’oegye a contribué à une culture du coeur dont les valeurs sont encore visibles aujourd’hui.[15]
Note artistique
Les poèmes de T’oegye n’évoquent pas seulement la communion avec la nature, ils sont aussi en résonance avec une culture, par exemple la recherche des fondements de la nature humaine par Zhu Xi parmi les montagnes et cours d’eau, et le chant de ce qui est le plus noble en l’homme.
Légers nuages cachant le soleil. Jusque tard pensif.
Fleurissent les tournesols près de la rivière et les grenadiers près de la mer.
J’ai compris que la montagne lointaine ajoutait la pluie du soir.
Ruisseau là devant où résonne le bruit de l’eau dans les rapides rocheux
*
Entendre le Tao et se réjouir dans le Ciel, telle est l’élévation des Sages.
Seul An Hui s’en est un peu approché.
J’ai maintenant réalisé ce qu’était la crainte du Ciel.
La joie s’y trouvant, je peux chanter des poèmes.
*
Dans la vallée le jour tombe. Neige et gelée épaisses.
Les fleurs de prunier près du ruisseau ne sont pas encore ouvertes.
Pensées pour les amis qu’on s’est faits très loin.
Ne pouvant pénétrer les pensées profondes, pourquoi ?
*
Une fois les fleurs s’ouvrent, une fois elles se renouvellent.
Par chaque branche le Ciel console ma pauvreté.
La nature dépourvue d’esprit intéressé montre son visage,
Kôn/Qian et Kon/Kun sans parole, spontanément entretiennent l’atmosphère
printanière[16]
[1] Cité dans Philippe Thiébault, La Pensée Coréenne, Autres Temps, 2006, p.174-175.
[2] Extrait de lettre à Cho Kôn-jung cité par Michael Kalton, To Become a Sage, Columbia University Press, 1988, p.16.
[3] Poème cité dans Keum Jang-tae, Confucianism and Korean Thoughts, Jimoondang Publishing Company, 2000, p.70.
[4] Yijing, Hexagramme 15, « Humilité », « Commentaire sur la Décision », traduction de Etienne Perrot Librairie de Médicis, 1973, p.514 : « C’est la voie du ciel de vider ce qui est plein et de donner de l’augmentation à ce qui est humble. C’est la voie de la terre de transformer ce qui est plein et de couler vers ce qui est humble. […] C’est la voie des hommes de haïr ce qui est plein et d’aimer l’humilité. »
[5] T’oegye, Chasôngnok, Introduction, p.1 : « Les anciens n’ont pas parlé à la légère parcequ’ils s’inquiétaient de ne pas arriver à la pratique », reprenant ainsi Les Entretiens de Confucius, 4.22 : « Les Anciens étaient avares de mots par crainte de ne pouvoir les confirmer dans leurs actes. », Traduction de Anne Cheng, Seuil, 1981.
[6] La Pensée Coréenne, op.cit, p.130.
[7] La Pensée Coréenne, op.cit, p.131.
[8] La Pensée Coréenne, op.cit, p.138-139.
[9] Idem, p.144-145.
[10] Idem, p.152.
[11] Idem, p.153.
[12] Idem, p.156.
[13] Idem, p.162-163.
[14] Ouvrage composé par T’oegye à la fin de sa vie. Yi Hwang, Etude de la sagesse en dix diagrammes– Traduction par Tcho Hye-young avec le concours de Jean Golfin, Cerf, 2005.
[15] La Pensée Coréenne, op.cit, p.164-165.
[16] Idem, p.128.
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