Mais aujourd’hui, par ce qui peut nous sembler un juste retour des choses, eu égard à la prolixité et la qualité de la production coréenne, la France s’ouvre enfin à la promotion d’albums pour les petits et les plus jeunes, ainsi qu’ à une production romanesque dont la diversité rien qu’en France, laisse imaginer l’abondance et la valeur. Par le biais de quelques éditeurs pionniers, spécialisés ou curieux et intéressés, albums, romans et bien entendu manhwas sont de plus en plus présents et significatifs dans le paysage de lecture pour les jeunes en France. Mais dans ce paysage dominé malgré tout par les traductions de pays anglo-saxons, qu’apportent de neuf, d’original, de différent les oeuvres coréennes? L’idée d’une chronique de littérature Jeunesse dans Keul Madang vient de là: offrir aux lecteurs, enfants et parents une tribune d’expression pour mettre en valeur la création littéraire « jeunesse » de Corée, la promouvoir et encourager sa traduction. Ce n’est, peut-être, qu’un juste retour des choses, mais c’est, surtout, la reconnaissance d’une réalité.
Une chronique de littérature jeunesse dans Keulmadang, bien sûr!
Parce que les livres forment la jeunesse, direz-vous…. Hum, bien sûr… Peut-être forme-t’ elle aussi un peu les parents, en tout cas, c’est mon souhait, et que par la magie des petits pains de Gu Byeong-mo, ils soient ensorcelés!
Ce livre est un conte où seul le héros n’a pas de nom. Tout y est, l’abandon du père, la mort de la mère, la marâtre cruelle et abusive, l’innocence bafouée, et surtout la magie, la sorcellerie et leurs charmes et sortilèges qui nous entraînent peu à peu dans une histoire sombre très sombre. Le héros, donc. C’est un adolescent. Bien sûr. Dans un roman « pour les jeunes », le héros, l’héroïne, sont le plus souvent des jeunes gens approximativement de l’âge des lecteurs. Dans un conte, souvent initiatique, c’est un élément essentiel. Ici aussi. Mais c’est le seul qui n’a pas de nom: lui, il raconte, il est cet être générique avec lequel tout lecteur de conte se confond. Ce très jeune homme court, fuit, il se cache, il a peur. La lumière dans la forêt, c’est la maison du pâtissier du quartier.
Peu à peu les récits s’emboîtent. On découvre un enfant seul, au milieu d’une gare. Sa mère, probablement malade, l’a oublié là. Il n’a pas peur, seulement faim. Un seul petit pain emballé dans sa poche doit assurer sa survie. Sa mère va mourir sous ses yeux, et l’enfant se tait, devant un père indifférent, un homme moyen, invisible, insoupçonnable, noyé dans la masse de ces hommes sûrs du pouvoir inaliénable des hommes, et hermétique à toute forme de sensibilité. Le remariage est pour cet homme froid, la garantie d’une reconnaissance sociale: il laisse donc sa mère choisir pour lui l’épouse idéale et rassure ce fils, à côté de lui: « les belles-mères des contes n’exist(ai)ent absolument pas ». Mais peu à peu, le récit enregistre les dérapages, et l’enfant se met à bégayer comme son histoire. Alors que son espace vital dans la maison familiale est petit à petit inexorablement restreint, il s’isole, s’abstrait, devient invisible. Las, ce n’est jamais assez: la maltraitance n’a pas de limites. Et l’enfant entraîné dans la spirale va être accusé par son bourreau d’un crime odieux et livré à la meute. Cette histoire, c’est un conte, ne l’oublions pas. Et voici la magie, voici la lumière: le four du pâtissier s’ouvre tout grand pour accueillir l’enfant perdu! Va-t-il s’y précipiter sans hésiter, va-t’il y tomber comme dans un puits sans fonds? Il s’arrête, un instant, s’interroge, son esprit bute comme sa gorge contre l’obstacle et puis il s’engouffre: qu’importe!
De l’autre côté, c’est l’antre du magicien, et l’atelier du sorcier: la deuxième histoire continue. Ah oui, je ne vous l’ai pas dit? Le pâtissier est lui aussi un personnage essentiel de l’histoire. Sa pâtisserie est un havre pour l’enfant indésirable chez lui, il y fait clair, chaud, on y respire les effluves réconfortants de la pâtisserie qui cuit, l’oisillon sans nid trouve de quoi subsister, l’enfant sans nom y trouve régulièrement refuge, c’est même lui le client le plus fidèle. Aussi le pâtissier n’hésite-t’il qu’ un court instant avant de lui offrir la cachette idéale. Oscillant sur la lisière du fantastique, le roman dès lors suit l’aventure d’un pâtissier hors normes, magicien à toute heure, qui fourre ses gâteaux de sorts insoupçonnables qui condamnent les gourmands qui les dégustent à subir la volonté et les abus de ceux qui les ont commandés pour eux sur le site d’une boutique en ligne, wizard-bakery.com. Un homme va tomber éperdument amoureux d’une fille qu’il regardait à peine et n’aura plus d’yeux que pour elle, une belle-fille désespérée va offrir à sa maudite belle-mère une religieuse qui la convaincra définitivement que son cher fils unique a fait le bon choix, tout ceci n’est pas si grave et pourrait d’ailleurs se passer de gâteaux, mais que dire lorsque la jeune fille se lasse, ou lorsque l’homme dont elle désirait si fort l’amour inconditionnel devient un amant jaloux et obsessionnel qui rend sa vie impossible, où que la belle-mère décide de s’installer à demeure pour profiter ad libitum des vertus reconnues de sa chère bru… La marâtre d’ailleurs a bien compris qu’elle aussi pouvait envoyer ce beau-fils si haï ad patres sans laisser de traces. Notre héros lui-même s’interroge… Mais le pâtissier, contrairement au père, est un homme qui doute. Peut-être parce qu’il est un homme qui nourrit? Ou parce que comme toute fée, il détient la sagesse? En tout cas, il met en garde ses clients inconscients. Chacun choisit en offrant ces douceurs empoisonnées de diriger la vie d’un autre, mais ce faisant, il prend la responsabilité de cette vie, tout comme le père qui choisit de donner une nouvelle mère à son fils prend la responsabilité de leur vie commune. Car c’est finalement ce roi d’opérette, ce père dénaturé, qui utilise et abuse de ses pouvoirs pour tirer les ficelles d’une sordide histoire où bourreaux et victimes pourraient parfois s’allier contre leur ennemi commun. Mais il s’agit encore cette fois de la responsabilité d’adultes vis-à-vis des enfants qui dépendent d’eux, et toujours d’eux. Et le pâtissier pour sa part, souffre les affres de la responsabilité pour les actes de ses enfants-clients inconscients.
Qui dit que la littérature pour la jeunesse est anodine ou mal écrite ? Qui dit qu’elle n’est pas terrifiante, comme la vie parfois? N’est-ce pas justement cette horreur, cette terreur qu’elle peut faire naître qui vont permettre au lecteur d’affronter sa propre vie, ses propres peurs sans se perdre, sans se noyer? Ce récit est écrit avec une lame de rasoir et l’auteure le conclut par une postface comme une gifle: tout est affaire de choix, et chacun doit assumer les conséquences de ses décisions. Après tout, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Ce choix d’insérer une postface est par ailleurs très original: pourquoi l’auteure voudrait-elle à ce point être reconnue? En même temps, cette postface résonne comme la morale de l’histoire. Un clin d’oeil supplémentaire au conte traditionnel. Que cette histoire se passe en Corée du sud est pour nous significatif, le contexte est absolument identifiable, le code des relations inter-personnelles, les repères culturels, y compris le traitement du sujet, l’ensemble permet de s’initier à la vie quotidienne contemporaine en République de Corée. Mais pour le lecteur, cela n’a pas tant d’importance. Ce texte comporte tous les ingrédients d’une recette parfaite pour concocter un terrible réquisitoire contre la violence faite aux jeunes et la négation de l’enfance par les adultes rongés par le mal de vivre.
C’est un conte: universel.
Il faut juste remercier les éditeurs coréens et français d’avoir osé le proposer aux lecteurs adolescents.
A lire sans peur et de toute urgence.
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