Voici un livre essentiel à qui veut comprendre conjointement l’ouverture forcée de la Corée au commerce international et à l’introduction de l’église catholique en Corée, à partir de la deuxième partie du XIXe siècle. Pour qui n’a que la culture de l’honnête homme sur le sujet (rappelons au passage l’Etude de Roger Leverrier parue peu avant la mort de son auteur dans la revue Keulmadang, ou bien la version expurgée de L’histoire de l’Eglise coréenne du RP Dallet et quelques ouvrages d’histoire générale), cet ouvrage apporte une somme d’informations inégalée à ce jour. La Corée, qui reste encore de nos jours un pays méconnu malgré la médiatisation dont elle fait désormais l’objet, était au XIXe un quasi objet-étrange aux regards des Européens, et des Occidentaux, en règle générale. Si les Anglais et les Russes furent les premiers à vouloir s’implanter en Corée, ils n’y parvinrent réellement jamais, pas plus que les Américains ou les Français malgré leurs sanglantes expéditions. L’ouvrage de Pierre-Emmanuel Roux, disons -le tout de suite, fait preuve d’une argumentation inhabituelle en la matière. En effet, ce livre à la documentation, à la fois dense et claire, balaie, non sans quelques coups de griffe au passage, les idées reçues sur les questions que l’ouvrage se propose de traiter. Autant dire que la contre-argumentation sera difficile à élaborer, car les représentations qui sévissent autour des points de vue sont tenaces, autant que difficiles à évacuer.
Rappelons brièvement le contexte de la fin du XIXe dans son rapport avec l’Asie. Sorti de la gestion laïque du XVe siècle, le capitalisme néo-industriel a besoin de débouchés nouveaux dans les continents inexplorés. L’Asie va constituer un objectif de première importance, même si la connaissance géographique encore balbutiante sur ces pays nécessitera des approches prudentes. Les Etats occidentaux, soucieux du développement de la richesse privée vont entreprendre une conquête certes prudente mais volontaire de ces pays éloignés, avec toutefois le peu de succès que l’on connaît. Pierre-Emmanuel Roux ne nous égare pas dans une prétendue vengeance de missionnaires exécutés (ce qui constitue en soi une quasi-nouveauté du point de vue des hypothèses) et nous éloigne de l’angélisme qui a longtemps présidé aux recherches historiographiques autant qu’aux récits des ME,. Pour autant, l’auteur ne tisse qu’un lien distendu entre recherche de nouveaux marchés et expéditions hasardeuses en Corée.
La religion conçue comme cheval de Troie du marché est évoquée, et il aurait été intéressant d’aborder la dialectique qui réside entre expansion commerciale et « technologies » de l’esprit, pour ne pas dire plus. La collusion Eglise/Etat maintes fois vérifiée au cours de l’histoire est avérée ici particulièrement sensible. Elle nous paraît présider aux nouvelles croyances de cette fin de siècle, (même s’il peut paraître curieux d’associer croyance dans un Dieu unique et croyance dans la félicité commerciale) Une analyse historico-politique des prémisses de la mondialisation (qui n’est toutefois pas le propos de l’auteur) serait bienvenue pour démontrer la solidarité objective, et valable en toute époque, des technologies de domination. Elle permettrait de comprendre de manière neuve l’étrange inversement de positions parfois paradoxales, entre un gouvernement bien inconstant et le caractère belliqueux de certains hommes d’église, quelquefois transformés en va-t-en-guerre.
Ce livre est donc à lire absolument pour qui veut comprendre cette période déterminante de l’histoire mondiale, de l’ouverture forcée de l’Asie à l’Occident et les dernières années de la dynastie Joseon. On pourra de temps à autre, être agacé par le souhait très présent de rétablir la vérité, pour compenser les erreurs ou mauvaises interprétations d’historiens pas assez scrupuleux ou ne parlant ni le coréen ni connaissant les caractères chinois.Un livre qui deviendra vite incontournable pour les thèses défendues et les hypothèses poursuivies, autant que pour la riche bibliographie thématique qu’il propose. Remercions aussi les Editions Le Cerf pour avoir publié un ouvrage aussi indispensable.