Cela s’achève, ou plutôt cela envisage de s’achever sur les derniers élans de l’imagination dans ce que le narrateur projette sur l’écran de son avenir en guise de vieillesse amoureuse, lorsqu’il y rêve en pleine maturité.
Entre ces deux temps forts on voit se dérouler en premier lieu, à l’âge du lycée, un épisode où l’adolescent à la recherche de repères essaie en vain de retrouver la tombe d’un père absent. Le coin du cimetière où il aurait aimé la découvrir est celui où reposent des poètes célèbres dont il admire les œuvres. Le moment suivant, à l’âge de l’université, est celui du premier « job » — DJ dans une discothèque —, où un amour de rêve presque romantique est poursuivi et esquivé dans l’exaltation débridée du rock et des « joints ».
En couronnement de cet essor intervient une autre prise de conscience, celle où le protagoniste, tout juste installé dans un travail, dans le mariage et dans un appartement, découvre l’impérieuse nécessité pour lui d’écrire en même temps que celle du déchirant plaisir qu’on y éprouve. Une expérience où nous voyons en même temps que lui se conjoindre le poids des pulsions agressives, la puissance destructrice de l’imaginaire et les pouvoirs redoutables de l’écriture. Désormais, un jeune adulte avide de jouissances et épris de chansons ou de poèmes peut se poser face au monde tel qu’il est, non pour en accepter les règles imposées par la société, mais pour en contester de toute son énergie la prétendue légitimité.
De cet esprit de révolte naîtra le dialogue si surprenant du sixième récit. Le narrateur a une longue conversation, parfois polémique, avec un alter ego aux allures de double, alors qu’ils sont en train de monter un film qu’il réalise et qui doit servir d’exutoire, peut-être même de thérapie, aux problèmes que lui pose la vie en couple. Le sujet précis est cette question : la plupart des gens poursuivent avec ferveur la chimère de l’amour pur, pourquoi d’autres n’auraient-ils pas le goût et le droit de pourchasser avec la même ardeur quelque chose qu’on baptiserait « l’adultère pur » ? Du même besoin de rébellion naît ensuite, passant de l’art cinématographique à l’activité d’écrivain, la tentation, ou plutôt la tentative d’anticiper une fin de vie à la fois honorable et passionnée : la passion s’y incarnerait dans un « dernier amour », l’honneur serait reconquis face aux tourments imposés à l’âge adulte par l’oppression politique ; et cette anticipation prendrait finalement la forme à la fois tragique et ludique d’un suicide à deux dans une maison de retraite aux allures de camp de rééducation…
Reste à évoquer, donc, le sommet marqué par ce qu’on pourrait appeler le jeu de l’île et de l’estuaire. Il prend toute sa dimension de mascarade pour peu que l’on se rende sensible à deux choses : l’aspect fantastique de l’aventure, qui du début à la fin mêle l’humour à l’outrance, et les explorations amoureuses vécues par le héros au fil d’une série de métamorphoses exaltées jusqu’au délire. Le lieu est mythique, l’espace est en même temps rigide et mouvant, le temps est parfois référé à un millénaire antérieur, la séduisante hôtesse est mystérieuse, la danse traditionnelle des masques est mise au service exclusif d’un érotisme porté à son paroxysme. L’idée même de recourir à des personnages réduits à leurs masques nous amène au cœur de l’interrogation centrale du livre : « Qui suis-je ? » et plus précisément : « Comment me construire dans une certaine stabilité ? » C’est à cet instant qu’on le réalise en toute clarté : la quête de l’identité forme le fil conducteur de l’ensemble de la narration, elle est le fil du courant de ce fleuve intranquille qu’est la vie.
De fait, l’auteur est toujours très soucieux de composer ce qu’il évoque, même si le réalisme psychologique l’oblige à décomposer ce que d’ordinaire nous tenons un peu vite pour une continuité. Si en effet le corps a l’air de suivre cahin-caha son cours naturel, la conscience procède selon une succession chaotique de détours et de péripéties. Dès lors, la quête d’identité est soulignée par les échos de motifs (comme on dirait en musique) qui relient, qui enchaînent les scènes dépeintes. Pour prendre quelques exemples : au début, la mère essaie de se rappeler en détail, tout en confirmant sa ressemblance avec son fils, le visage du père enfui ; puis on les voit chercher tous les deux la tombe de celui-ci. L’ado en quête d’un abri propice à ses escapades rêveuses dans l’aventure du sexe passe lui-même d’un ancien déversoir d’eaux usées près de chez lui en ville à une cachette analogue dans des fourrés d’un parc de banlieue transformé en cimetière. Son amour de la musique de variétés se manifeste d’abord sur quelques émissions d’une radio portative avant de s’épanouir à plein quand il travaille dans une boîte de rock. Les débuts de l’écriture, où il répond par des insultes à une « lettre de chance » circulaire, ont été amorcés par le journal intime qu’il écrit en miroir — quel symbole ! — durant ses loisirs de DJ consommateur de hasch. Les réflexions sur l’adultère prolongent les amours extraconjugales des bords de l’estuaire. Etc. Ces enchaînements de motifs établissent des liens fugitifs entre les étapes sans pour autant constituer une ossature qui viendrait contrarier une ligne générale fondée sur l’incertitude.
Ici, au fil des mots, des pensées et des actes, nous ne quittons jamais le concret, ce concret dont Yi In-seong nous dit par l’intermédiaire d’un porte-parole, dans « Expérimentation d’un adultère pur », qu’il « ne se perçoit qu’à travers les mouvements réels du corps et non à travers des mots abstraits » (p. 114). Ainsi l’attirance sexuelle passe-t-elle de la peau de la séductrice, qu’elle caresse à la façon d’un tatouage, jusqu’au corps du séduit sous la forme d’un serpent qui rampe et grimpe vers le centre du désir. De même, l’obscurité qui dévore la lumière d’une pièce humide se transmue en sangsues grouillant au plafond puis s’abattant sur les êtres et les choses. Quant aux masques, ils s’incarnent dans les personnes qu’ils dissimulent tout en les désignant…
Comme les poètes et comme les philosophes, tout romancier véritable attend que le lecteur coopère à l’émergence d’une vision inédite du monde. Il est impossible dans ce livre de se laisser entraîner en spectateur passif d’une suite d’aventures, il faut, si l’on ose dire, s’abandonner activement à vivre une série d’expériences inouïes, dérangeantes au premier abord mais enrichissantes si l’on veut bien plonger sans réticence dans une parole-vision en attente de collaboration.
Le lecteur doit ici plus qu’ailleurs se faire co-écrivain. La récompense est au bout du savoureux effort, quand le fleuve de la lecture se mêle aux eaux de la mer en laissant se déposer et s’ériger peu à peu l’île d’un renouvellement.
(Extraits de la post-face de Sept méandres pour une île, avec l’aimable autorisation des auteurs).
SEPT MÉANDRES POUR UNE ÎLE
DE YI IN-SEONG
Traduit du coréen par CHOE Ae-young et Jean BELLEMIN-NOËL
Decrescenzo, 315 pages, 21.5 €.