Un bébé lézard, qui se dore au soleil, se fait voler sa queue par un étrange animal dont on n’aperçoit que les pattes grises et griffues. Il veut la retrouver et se lance dans l’essayage d’accessoires crédibles ou improbables, qui l’entraîne dans un voyage et le lecteur avec lui. La surprise est animée et réactivée par un habile jeu de découpages, où n’apparaît sur la première demi-page que le petit bout de la queue d’un… lion, d’un chat, d’un alligator ou encore d’un poisson, et qui révèle dès qu’on la tourne le vrai propriétaire de l’appendice convoité, dans son univers ou celui qu’il évoque. Là est la richesse de cet album : cette variété de décors où graphisme et couleurs sont très habilement mariés et fortement évocateurs. Le lion se détache, flamboyant dans la savane, tandis que le zèbre zébré se fond dans un décor géométrique et sans repères. Le chat se dresse sur ses pattes fines sur un carrelage de cuisine, tandis que le serpent se fond comme un caméléon dans un sous-bois en ton sur ton.
Très réussi, l’alligator dans le marécage, comme le poisson dans les flots, où bébé lézard a un air tout bizarre ! Forcément, il n’est pas dans son élément. Et du coup on reprend la lecture pour examiner l’expression du petit personnage. À chaque page, il en change, il sourit et puis il pleure, puis son œil avec celui du lecteur s’adapte à l’univers qu’il explore, plus carré avec le zèbre, sinueux avec le serpent, clos et mystérieux comme l’alligator, désabusé au fond de l’eau, et complètement dépité par l’univers d’immeubles et de rues bétonnées de l’ours en peluche final !
En animant le fin trait mobile de sa bouche, la dessinatrice renforce l’expressivité du petit personnage anodin du jardin, créant une animation combinée avec le jeu des pages découpées, très évocatrice du dessin animé, et de l’image numérique. C’est ainsi qu’un banal support imprimé peut aussi ouvrir la voie à d’autres initiations cognitives, à d’autres espaces de création, sans pour autant y perdre son âme. La formation de graphiste pluri-disciplinaire de l’auteur concilie ici la pratique éducative de la comptine à l’éducation de l’œil comme outil de repérage et d’association, ainsi qu’à l’éveil de la sensibilité aux couleurs et aux formes évocatrices d’atmosphères, qui font penser par exemple au travail de Sophie Curtil sur les marqueurs d’origine dans la peinture et dans l’art. Et même si on n’est là que dans un cadre bi-dimensionnel, l’habileté de l’artiste renvoie aussi à l’univers en volume des pop up les plus extravagants, suggérant le surgissement là où le découpage le matérialise. Du grand art ! L’album confirme que l’illustration est un vrai langage, et que son expression contemporaine n’a pas fini d’éveiller notre curiosité et de réjouir nos sens.
À redécouvrir chez votre libraire conservateur, ou à lui re-commander.
[hr]
Sophie Curtil, Milos Cvavch. – L’art par quatre chemins, éditions Milan, 2003.