Pourquoi. Un mot qui nous empoisonne la vie lorsqu’il n’obtient pas de réponse. C’est la main du Docteur Folamour qui étrangle le corps qui la porte. À l’autre bout de la chaîne du sens, nulle connaissance, nul progrès ne s’accomplirait sans cette tenace question. Mais alors que le titre nous inciterait à régler son compte à l’éternel désir de connaissance, au besoin de sens, de donner une finalité à ce que nous entreprenons, Alexandre Jollien annonce son programme, un programme du côté du souci de l’autre : vivre sans pourquoi, c’est avant tout se dédier à autrui, à s’engager pour son prochain.
L’ouvrage se situe dans une double perspective : d’un côté, permettre à son auteur Alexandre Jollien, philosophe, handicapé, parti avec sa famille chasser ses démons en Corée, de cesser d’interroger le sens de la vie ; et de l’autre, trouver ou retrouver son maître spirituel qui l’aidera à vivre pleinement ses contradictions autant que ses paradoxes. Maître qui n’aura de cesse que de lui demander de tuer tous les maîtres, toutes les idoles, seule condition pour advenir à soi, à Dieu : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » [Paroles de l’Évangile]. Commence ici l’itinéraire d’un philosophe en Corée. Si le livre se voulait par son auteur un journal de bord, il est en réalité un recueil de pensées qui retracent la longue marche, une marche bordée de souffrances multiples, pour chasser les démons vieux ou jeunes. De la Corée, nous apprendrons peu de choses (mais ce n’était pas le but de l’ouvrage) et ceux qui connaissent bien la Corée retrouveront ici quelques traits marquants du pays.
Dans un style alerte, agréable à lire, et sans trace de philosophie conceptuelle, l’auteur retrace la marche entreprise vers Dieu et vers Bouddha, fidèle en cela au syncrétisme coréen. L’auteur n’épargne pas le lecteur de ses difficultés et remet sur le tapis des questions lancinantes : la difficulté de méditer, les tourments, les désirs, les progrès, les échecs et les rechutes. Rien de ce qui est humain ne nous devient étranger.
Livre dans l’air du temps. Dans une société qui pousse à la fatigue de soi, la conquête d’un espace idéal, celui de Dieu ou de Bouddha, passe par la rencontre, par la valeur des vraies richesses, comme nous le disait Jean Giono. Se déprendre de la gangue de nos pensées mortifères, des questions sans réponse possible, des fausses solutions, des chaînes qui entravent la marche vers un état d’apesanteur, balisent le texte et interrogent sans cesse sur les choix que nous devons faire ; non pas les « grands choix » qui supposent de « grandes décisions » mais, les choix de l’instant qui passe. Quitte à devoir plonger en soi, dériver en soi. Vivre sans pourquoi est un livre de sagesse, une sagesse chèrement acquise aux dépens des mille tourments que nous infligent le corps et l’âme.
VIVRE SANS POURQUOI : itinéraire spirituel d’un philosophe en Corée
DE ALEXANDRE JOLLIEN
Le Seuil / L’Iconoclaste, 336 pages, 17.50€