Dans le second volume de la toute nouvelle collection Polar des éditions Decrescenzo, Les ombres du lundi, nous menons l’enquête avec un détective « effaceur » de données internet et d’objets gênants. Mais lorsque celui-ci doit récupérer une tablette numérique selon les volontés d’un de ses clients, il comprend rapidement qu’il n’est pas le seul dans la course…
Les ombres du lundi est le premier roman policier de Kim Jung-hyuk à être publié en français. On connaissait l’auteur pour ses nouvelles au ton décalé (à retrouver dans les recueils La bibliothèque des instruments de musique et Bus errant) et son roman Zombies, la descente aux enfers, il s’essaie ici au récit d’enquête. Les amateurs de ses personnages hauts en couleurs ne seront pas déçus puisqu’ils ne sont pas absents de ce dernier ouvrage en date.
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Récit d’enquête
L’histoire s’ouvre sur le détective Gou Dong-chi, confortablement installé dans son bureau en train de lire les dossiers de ses clients tout en écoutant de la musique classique. Un tableau somme toute banal, si ce n’est l’odeur. La pestilence qui nous est détaillée dès les premières lignes de la description du « Crocodile Building », qui sera le cœur de l’action. Puanteur qui nous sera d’ailleurs rappelée tout au long de l’ouvrage par petites touches, comme une piqure de rappel du genre littéraire que nous sommes en train de lire. Après ce court chapitre introductif intitulé du chiffre 0, on entre dans le vif du sujet et dès les premiers chapitres le travail de Gou Dong-chi se précise. Il s’agit d’effacer les données spécifiées par ses clients. Un disque dur, un carnet de notes, une information gênante… Tout ce qui est à effacer est inscrit sur un contrat passé entre Gou et son client, et l’effacement a lieu immédiatement après la mort du client. Le détective Gou Dong-chi est un professionnel reconnu dans le milieu mais lorsque Bai Dong-houn est retrouvé mort, impossible de mettre la main sur la tablette numérique qu’il avait listé sur son contrat d’effacement.
Nous avions le détective, nous avons maintenant les éléments manquants : le cadavre (dans ses « 20 règles pour le crime d’auteur », S.S. Van Dine n’affirmait-il pas qu’« un roman policier sans cadavre, cela n’existe pas. […] Faire lire trois cent pages sans même offrir un meurtre serait se montrer trop exigeant vis-à-vis d’un lecteur de roman policier. La dépense d’énergie du lecteur doit être récompensée. » ?) et le mystère de la disparition de la tablette. Nous mènerons au fil des chapitres l’enquête avec le détective Gou Dong-chi pour retrouver la tablette et comprendre le meurtre de Bai Dong-houn. Les amateurs du genre auront de quoi faire fonctionner leurs neurones et jouer les enquêteurs en herbe : grâce à l’utilisation d’un point de vue narratif omniscient, nous suivons selon les chapitres des personnages différents, ce qui permet pour les plus habiles de tirer ses propres conclusions sur l’affaire avant le détective Gou Dong-chi. Kim Jung-hyuk a bien compris l’intérêt propre à la lecture du roman policier, et il se permet un petit clin d’œil en fin d’ouvrage : « Gou fait le tour du rayon des romans policiers. […] La lecture de ce genre littéraire est pour lui un moment d’émancipation et d’étude. Il s’identifie au héros et avec lui, il règle les problèmes et arrête les criminels. » (239)
Un justicier hors normes
Nous avons rappelé plus haut qu’un des traits marquants des récits de Kim Jung-hyuk est sa capacité à imaginer et mettre en scène des personnages burlesques. On se souvient notamment des deux jeunes gens qui déroulaient des pelotes de laines dans le métro de Séoul (« Bouclier de verre », Bus Errant, Decrescenzo Éditeurs, 2013) ou de Bouboule 130 et sa capacité à stocker les informations dans sa masse graisseuse (Zombies, la descente aux enfers, Decrescenzo Éditeurs, 2014). Il nous fallait donc un détective un tant soit peu original, tout en conservant une méthode de travail commune et facile d’accès pour le lecteur.
Voici donc Gou Dong-chi, un ancien flic de la police criminelle reconverti en détective « effaceur ». Qui passe ses journées enfermé dans son bureau du Crocodile Building dont nous avons déjà évoqué les effluves, à écouter des arias et lire les dossiers de ses clients – quand ce n’est pas leur journal intime ! On peut également se douter qu’il n’est pas souvent de sortie puisque ce n’est que lorsque ses clients meurent qu’il passe à l’action. Gou est un solitaire, à l’image des plus grands détectives de la littérature policière. C’est un personnage singulier, presque maniaque : nous apprenons dès les premières pages qu’il déteste déroger à ses habitudes. Il tient à ce que les visiteurs frappent avant d’entrer dans son bureau, au point de poser la pancarte « Frappez avant d’entrer » au-dessus de son propre nom. Cette même rigidité se retrouve dans sa manière de recevoir : « Gou n’a aucune considération pour le confort des clients. Son principe est simple et clair : un bon siège à qui doit rester assis longtemps, et une modeste chaise à qui est de passage. » (13)
Mais loin de s’en tenir à des descriptions superficielles des façons de penser de son détective, l’auteur lui donne une réelle profondeur psychologique qui font de lui un véritable héros romanesque. On apprend ainsi, un soir où joue l’équipe nationale de Corée, les raisons qui l’ont poussé à changer de profession. « La rencontre de football est insignifiante à ses yeux. Le public se lamente en poussant des cris sans arrêt, mais pour Gou, tout cela semble ennuyeux. Il ne s’agit que d’uniformes rouges et bleus qui se déplacent ici et là sur un terrain vert. Tantôt les rouges sont les plus nombreux, tantôt ce sont les bleus. On dirait un conflit entre insectes rouges et insectes bleus pour contrôler un territoire. Gou n’est pas habitué à jouer collectif et il n’y trouve aucun intérêt. Pour réfléchir, entreprendre, gagner, résoudre un problème, seul, il est très bon, en revanche, dès qu’il doit régler son pas ou son souffle sur les autres, et échanger avec eux des politesses, c’est plus fort que lui, il a du mal à se surpasser. C’est pour cette raison qu’il a quitté sans regret son emploi dans la police. » (81) Pourtant, au fur et à mesure qu’avance l’intrigue du roman, nous remarquerons l’évolution du personnage et l’ouverture vers les autres. C’est là que nous nous écartons un peu du récit policier conventionnel puisque nous retrouvons toute une panoplie de personnages secondaires plus ou moins délurés pour seconder Gou ou lui donner un coup de main.
Des seconds rôles inattendus
Si Kim Jung-hyuk a gardé une certaine sobriété dans la construction de son personnage principal, on sent tout de suite qu’il s’est fait plaisir pour les personnages secondaires. (À noter quand même que le travail semble plus poussé du côté des adjuvants que des opposants.) Petite liste non exhaustive : les confrères et les voisins. Côté confrères, Gou est secondé dans son enquête par son ancien collègue l’inspecteur Kim, moins réservé et plus grossier que lui (qui rappelle l’archétype du flic des polars cinématographiques coréens), et par Iri, enquêteur à la barbe hirsute et décrit de la sorte : « Il lui faut beaucoup de temps pour comprendre qu’il s’agit d’un être humain, d’une part car la pièce est plongée dans la pénombre, d’autre part parce qu’il est entièrement velu. Sa chevelure est ébouriffée, ses sourcils sont épais, et sa barbe et ses favoris lui mangent plus de la moitié du visage. Ses yeux et son nez camus, envahis par la pilosité, sont à peine visibles. » (97) Ce dernier personnage, qui n’apparaît que tardivement au cœur de l’intrigue, se démarque par son apparence physique mais également par ses méthodes de travail. « Au lieu d’attendre, il fond sur sa proie. Préférant foncer plutôt que construire, il laisse son instinct, et non sa raison, le guider. Chaque manière de faire a ses avantages et ses inconvénients. Quand l’instinct est juste, on évite de perdre du temps. En revanche, quand on fait un mauvais choix, on traque tous les poissons jusqu’à ne plus pouvoir pêcher. » (91) Une méthode foncièrement différente de celle de Gou, expliquée dans le détail mais rarement mise à l’épreuve dans le roman.
Mais les personnages les plus cocasses sont indéniablement les voisins d’immeuble de Gou, qui vont se changer en inspecteurs en herbe pour prêter main forte au détective. Nous faisons la connaissance de Baik Ki-hyon, tenancier de la quincaillerie du rez-de-chaussée, et de Cha Chol-ho, maître d’arts martiaux du dojo à l’étage. Alors que le premier est fier de la caméra de surveillance dernier cri qu’il vient d’installer à l’entrée de sa boutique et que le second se prend pour le nouveau Confucius à édicter des proverbes de sagesse plus ou moins en lien avec les arts martiaux qu’il enseigne, ils n’ont de cesse de chamailler dès que l’occasion se présente. Toujours prêts à aider leur détective de voisin, parfois sans le prévenir d’avance, ils finiront même par arrêter un homme et lui faire subir un interrogatoire peu commun, où chacun se met à douter des compétences de l’autre : « Il faudrait commencer par lui poser des questions non ? … C’est ce qui se fait dans les films. » (222) Au duo comique s’ajoute un troisième luron, Park Chan-il, cuisinier du restaurant Arômes de Sicile, qui n’a évidemment rien d’italien, mais qui s’avère être un fin connaisseur de couteaux et des utilisations que l’on peut en faire. Ces personnages secondaires qui reviennent très régulièrement tout au long du roman donnent un peu de vie et de couleur au Crocodile Building et c’est toujours un plaisir de les retrouver dans une scène où l’on s’attend toujours à ce qu’ils fassent un miracle.
Chronique de société
En situant une majeure partie de son intrigue dans un même bâtiment, jonglant entre les étages et les personnages, Kim Jung-hyuk se permet de dépeindre le Crocodile Building de bas en haut, du restaurant italien du sous-sol à la terrasse sur le toit, et même l’ensemble du quartier Crocodile qui l’abrite. Fidèle à une habitude typique chez la majorité des jeunes auteurs coréens, il n’est pas toujours très tendre avec la société coréenne. Le noir ambiant ne semble pas toujours lié au genre policier choisi par l’auteur pour cette histoire.
Le vieux bâtiment du Crocodile Building a pour qualité principale de rassembler un certain de nombre de personnages secondaires. Si Gou y vit en permanence (on apprend qu’il installe un lit pliant dans son bureau), les autres n’y sont que de passage : la nuit, pour la jeune scénariste voisine de palier de Gou, qui ne rentre que pour y dormir avant de repartir travailler à la hâte, ou pour Bin-il l’employé du cybercafé qui travaille de nuit. « Bin-il est un jeune employé à temps partiel qui prend en charge le café de 7 heures du soir jusqu’à 7h le lendemain matin. Il fait en même temps office de garçon de courses et d’homme à tout faire. […] Pendant la journée, il répète au sein d’une troupe de théâtre car il rêve de devenir acteur, mais il se rend compte mieux que personne qu’il n’a aucun talent. » (29) Personnage le plus jeune de l’histoire, il se réjouit de tous les coups de main que peut lui demander Gou pour le changer de la monotonie de son quotidien. Le jour, c’est Baik de la quincaillerie, Cha du dojo et Park du restaurant qui viennent y travailler. Le cybercafé et le restaurant se changent en lieux de rencontre pour ces voisins sinon plutôt solitaires.
En effet, si l’inspecteur Kim parle une seule fois à Gou de sa famille : « Je vais bouffer du poulet frit avec ma femme et mes gosses. C’est pas tous les jours que ça arrive. Ce soir, ya un match de foot avec l’équipe nationale. » (80) et que Baik mentionne une fois que sa femme tient la boutique, aucun lien familial n’est mentionné. Les personnages semblent aussi seuls les uns que les autres et l’aide mutuelle qu’ils s’apportent entre voisins semble les rapprocher et servir de substitut familial. Le cuisinier Park a par exemple l’habitude de finir sa journée vautré sur un fauteuil du cybercafé. « Pour finir la journée, il lui faut une cigarette à mâchonner entre les dents, un fauteuil complètement incliné pour s’allonger, et un jeu qui lui permette d’insulter tous les connards qui ont défilé chez lui. » (28) Et en regardant autour de lui, il est quand même conscient de la précarité de sa situation. « Après 23h, le cyber-café est presque vide. Une fois tous les gosses rentrés chez eux, il ne reste que de vrais adultes – même si la plupart sont des SDF qui ont quitté leur famille, des paresseux qui ont la flemme de rentrer chez eux, ou bien des imbéciles qui confondent l’heure véritable et celle des jeux. » (28-29) Et les habitants semblent parfois en aussi piteux état que le quartier dans lequel ils vivent. Aussi quand il est question de réhabiliter le quartier, Cha et Baik se questionnent, à juste titre : « Ils sont rigolos. Il faudrait d’abord aménager ce quartier avant de le réaménager. Ça n’a pas de sens de vouloir le réaménager alors qu’il n’a jamais été aménagé. » (227)
Mort et mort numérique
S’il se détourne parfois de la simple enquête policière pour investir un peu plus profondément les questions de société, là où ce roman se démarque le plus, c’est dans le choix de l’auteur de traiter des questions numériques. De fait, les questions de la mort numérique et de l’oubli numérique, qui ont déjà fait l’objet d’une charte du droit à l’oubli numérique en 2010 en France (mais que des géants comme Facebook ou Google refusent toujours de signer), sont on ne peut plus d’actualité. Et il est assez habile de porter une réflexion sur le sujet à travers un roman policier. Nous n’avons ici pas de personnage hacker qui se poserait en maître du numérique pour menacer autrui, mais bel et bien des personnages communs qui se retrouvent en quelque sorte pris au piège par leurs utilisations des nouvelles technologies.
Lorsque Gou reçoit des clients potentiels, tous ont des documents à faire disparaître après leur mort. Si certains craignent pour leurs journaux intimes et autres premiers écrits peu flatteurs, la majorité des demandes concerne le numérique : clés USB, disques durs, tablettes numériques comme celle qui sert de point de départ à l’intrigue du récit. Ce qui peut nous faire nous interroger, bien plus que sur la question que pose You-mi lorsqu’elle présente à son partenaire de tennis l’entreprise de Gou « Est-ce qu’il y a quelque chose que vous aimeriez faire absolument avant de mourir ? » (13), sur l’importance de ces outils numériques au quotidien et sur la quantité de donnée générée par leur utilisation. Les nouvelles technologies sont présentes un peu partout dans le roman : des ordinateurs du cybercafé sur lesquels Gou fait des recherches sur les couteaux à la tablette numérique de Bai Dong-houn, et de la caméra de surveillance de la quincaillerie au magnétophone de l’inspecteur Kim qui deviennent rapidement des indices clé dans l’avancée de l’enquête. Et cet intérêt marqué pour les nouvelles technologies qui est, comme chacun sait, un trait récurrent chez les Coréens d’aujourd’hui, fournira même une couverture à Gou pour ses contrats d’effacement qui n’ont rien de bien légal. « Officiellement on dira qu’il s’agit d’un contrat pour la suppression de vos données et de votre trace sur internet. La suppression de vos cyberempreintes. » (42)
C’est là le génie de l’auteur d’avoir utilisé le concept d’ « effaceur » qui permet de jouer à la fois sur le plan numérique (effacer des données) et sur le plan physique avec la destruction d’objets réels qui permet à certaines scènes du roman, comme celle de la subtilisation du disque dur, de prendre des tournures de roman d’aventure. Entre ceux qui souhaitent faire disparaître les choses et ceux qui souhaitent qu’elles subsistent telles qu’elles, le conflit semble difficile à stopper. L’auteur nous donne un indice dans les paroles d’un romancier ex-client de Gou : « Je vais vous dire une chose de plus. Effacer, ce n’est pas aussi grave qu’on le croit. Moi, j’efface plusieurs dizaines, plusieurs centaines de phrases par jour. J’écris, j’efface, j’écris et puis j’efface encore. J’ai besoin d’effacer pour pouvoir écrire quelque chose de nouveau. Pour rédiger de nouvelles choses, il faut continuellement effacer. » (61)
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Les ombres du lundi est un roman assez long mais rapide à lire. L’enquête avance à un bon rythme, avec ce qu’il faut de suspense et de pauses comiques et/ou descriptives. Si les premiers chapitres (le livre en compte 30) semblent surabonder de dialogues, l’auteur se fera plus friand de descriptions et autres passages narratifs avec l’avancée du récit. On retrouve une construction désormais classique des œuvres littéraires coréennes qui proposent un changement de personnage et de lieu d’action selon les chapitres (mais nous l’avons vu plus haut, c’est une technique qui est ici bien utilisée au service du lecteur). Seul point négatif : la fin. Bien qu’une piste de réponse soit ébauchée dans le récit lorsque la scénariste imagine un feuilleton mettant en scène son voisin, les dernières pages semblent sorties de nulle part et peinent à coller au reste de l’histoire. Pour éviter cette sensation plutôt désagréable d’une fin ratée ou décevante, je suggèrerais de s’arrêter à la page 291 et d’éviter les pages 292~304 qui n’apportent tout au plus que de la confusion.
Rappel bio-bibliographique de l’auteur
Kim Jung-hyuk est né en 1971. Spécialiste de littérature, il s’intéresse aussi, entre autres, à la culture populaire, à la musique, au cinéma et aux nouvelles technologies. Il a déjà publié deux recueils de nouvelles et un roman chez Decrescenzo Éditeurs.
Recueils de nouvelles
La bibliothèque des instruments de musique, trad. Moon So-young, Lee Seung-shin, Hwang Ji-young, Lee Tae-yeon, Jeong Hyun-joo, Lee Go-hyun et Aurélie Gaudillat, 136 pages, Decrescenzo Éditeurs, 2012.
Bus errant, trad. Moon So-young, Lee Seung-shin, Hwang Ji-young, Lee Tae-yeon, Jeong Hyun-joo, Lee Go-hyun et Aurélie Gaudillat, 103 pages, Decrescenzo Éditeurs, 2013.
Roman
Zombies, la descente aux enfers, trad. Moon So-young et Béatrice Guyon, 300 pages, Decrescenzo Éditeurs, 2014.
Polar
Les ombres du lundi, trad. Moon So-young et Maryse Bourdin, 304 pages, Decrescenzo Éditeurs, 2016.
Crédits photos : Korea Joongang daily