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CHOE YUN À AIX-EN-PROVENCE

 Le 5 décembre dernier, amateurs de littérature coréenne, étudiants passionnés par la Corée et autres curieux venus écouter l’auteur Choe Yun se sont rassemblés dans l’amphithéâtre de la Verrière, à la Cité du livre d’Aix en Provence.

 

choe YunL’équipe de Keulmadang s’est réjouie d’accueillir un nouvel auteur en terres provençales. Cette fois-ci, c’est pour ainsi dire une habituée des lieux qui fait son grand retour à Aix en Provence, puisque Choe Yun y a rédigé sa thèse de doctorat il y a quelques années. Choe Yun est surtout l’une des premières a être traduite en français (ses œuvres sont à retrouver chez Actes Sud) et l’une des premières à traduire la littérature coréenne (toujours chez Actes Sud). On lui doit, avec Patrick Maurus, la découverte en langue française de plusieurs classiques coréens. La conférence de ce soir, qui sera ponctuée par une lecture en langue coréenne par l’auteur et en langue française par Elisa, est proposée intégralement en français grâce à la maîtrise de notre langue par notre invitée. Elle porte sur l’œuvre Poétique de la soif, qui a été sélectionnée pour le concours de littérature coréenne, qui compte cette année un beau chiffre de 53 participants, majoritairement étudiants. La remise des prix du concours clôturera la soirée.

Discussion avec l’auteur Choe Yun

Avec Julien Paolucci, Rédacteur en chef de la revue Keulmadang, et Jean-Claude De Crescenzo, Directeur des Études Coréennes d’Aix-Marseille Université.

JP : Choe Yun, vous avez publié plusieurs livres dans les années 90. On vous connaît notamment pour Là-bas, sans bruit, tombe un pétale, Il surveille son père, et le livre qui nous intéresse ce soir, Poétique de la soif. Vous semblez préoccupée par les années 60-70, une période assez trouble de l’histoire politique coréenne.  Comment cette période s’inscrit-elle dans votre œuvre ?

CY : Je ne me sens pas vraiment préoccupée par ces années-là. J’ai commencé à écrire en tant que romancière en 1988. Certains de mes premiers textes concernent justement les années 70. J’étais trop jeune dans les années 60 pour pouvoir en faire un matériau littéraire mais certains textes de mes débuts sont liés à mon enfance, et qui de ce fait décrivent certaines scènes des années 60.

JP : Nous allons nous concentrer maintenant sur Poétique de la soif, puisque c’est l’œuvre qui nous intéresse ce soir. Une première question qui relève des interrogations des lecteurs qui ont participé au concours : «la poétique de la soif», quelle soif ? La soif de quoi ? Et pourquoi une poétique ?

CY : En principe, la nouvelle « Poétique de la soif » est une partie bien résumée d’un roman que j’ai publié en 1991 sous le titre de Tu n’es plus toi-même. J’ai écrit ce roman juste après mon retour en Corée. Après 5 ans d’absence, cette société coréenne que je connaissais si bien me semblait très étrangère. Je cherchais à analyser ce qui me choquait tout en faisant une sorte d’état des lieux de la société des années 80. Je me suis rendue compte d’une part, de la difficulté à sauvegarder la tradition, et d’autre part, de la course, de la poursuite d’un désir matériel. À cette époque, ces deux choses étaient fortement liées et j’ai voulu les dévoiler dans un roman. J’ai ensuite concentré la partie sur la poursuite du désir personnel et matériel dans la nouvelle « Poétique de la soif ». La soif, c’est la soif d’avoir plus, d’être conforme aux autres et à la réussite. Pour l’héroïne de la nouvelle, le processus de cette poursuite est si précis qu’il ressemble à une poétique, d’où le titre, qui a été choisi par la maison d’édition française qui voulait regrouper des textes décrivant la société coréenne actuelle. Ce titre pourrait également correspondre aux autres textes du recueil, comme « Treize parfums ».

JP : Maintenant une remarque d’ordre stylistique : le récit est conduit à la deuxième personne, ce qui est suffisamment rare dans la littérature pour être souligné. Comment expliquez-vous ce parti pris stylistique ?

CY : Dans le texte, la narratrice a une sœur jumelle, quelqu’un de la même génération mais qui s’est développée dans une direction différente. Dans une famille qui a surmonté des difficultés et des misères, la sœur de la narratrice a choisi une autre vie. Et la narratrice doit regarder la perdition de sa propre sœur. Le « tu » permet de susciter une émotion beaucoup plus proche.

JP : On retrouve aussi cette deuxième personne dans les « Fragments autobiographiques », autre nouvelle du recueil. Cette fois-ci c’est encore plus surprenant puisque le critère formel du pacte autobiographique n’est pas réalisé. Est-ce que ce « tu » serait la figure de l’éclatement ?

CY : Le même procédé peut avoir une valeur différente. Pour les « Fragments autobiographiques », qui est un texte que j’insère chaque fois que je publie une anthologie de nouvelles, le « tu » apparaît comme un dévoilement de l’auteur. Quand on pense à soi, quand on pense sur soi, ce n’est jamais avec la logique que l’on peut trouver dans les biographies. La connaissance de soi vient toujours par fragments. Dans cette écriture fragmentaire que j’ai inventé pour parler de ma vie, j’ai voulu éviter l’aspect « faux » que l’on trouve dans les biographie rédigées par d’autres, cette sorte d’héroïsme. Pour garder une distance vis-à-vis de soi, il est plus aisé de s’adresser à soi-même avec un « tu », comme si l’on se trouvait devant un interlocuteur ou un miroir.

JP : Les lecteurs ont tous été très touchés par votre écriture poétique, par toute l’imagerie que vous développez dans le récit, notamment les images de l’eau. L’eau est en effet présente dans toutes les nouvelles, sous différentes formes, on a l’eau matricielle du ventre maternel, la mer, l’horizon, parfois les eaux funestes aussi. Quelle place tient cet élément dans votre écriture ?

CY : Oui vous avez bien observé ! Comme par hasard, quand j’écrivais les textes de ce recueil, j’écrivais beaucoup face à l’eau. À l’époque j’aimais beaucoup écrire face à la mer, une rivière ou un lac. Je me rappelle très bien des endroits où j’ai écrit mes textes. J’aime les choses fluides. J’aime le vent, l’eau, le crépuscule, le ciel. Quand j’étais étudiante, afin d’exercer mon style d’écriture, il m’arrivait d’écrire chaque jour à propos du ciel. C’était horrible comme défi car le ciel a beau être très mouvementé, il y a des jours où il reste toujours le même. Et j’ai exactement le même rapport avec l’eau. On dit en Asie que quand on aime l’eau, on s’approche de « l’homme de connaissance » ; quand on aime les montagnes, on s’approche de « l’homme de vertu ». À l’époque j’étais jeune, donc plutôt attirée par la connaissance. Il y a beaucoup d’eau dans ces textes, mais je crois que dans mes autres textes, il y a aussi beaucoup de ciel, beaucoup d’air, beaucoup de vent, car cela fait partie de ce que j’aime.

JP : Vous dites aimer les choses fluides. Dans certaines nouvelles, l’eau peut être vue comme un médiateur entre la vie et la mort. La mort est souvent une libération pour vos personnages, le moment d’une volonté absolue de ne pas se soumettre à un ordre. Est-ce que paradoxalement, ce geste absolu ne serait pas un nouveau départ pour eux, une sorte de renaissance ?

CY : C’est vrai, il y a la mort, mais pas toujours. Pour la « Poétique de la soif », on peut voir la mort comme le point culminant du désir. Mais c’est un désir vide, qui va donc jusqu’à la mort.

JP : C’est une scène symbolique dans cette nouvelle puisque le personnage fonce dans une fontaine, donc on retrouve cet élément de l’eau…

CY : Oui, comme si la mort était quelque chose dont la narratrice pouvait s’accaparer. Dans ce texte-là c’est le symbole du vide. Pour « Treize parfums », c’est différent, c’est le moment de l’affirmation de soi. Ce couple qui fabrique des parfums, treize parfums de différents noms, recherche la perfection du beau, de la beauté. Mais la beauté est commercialisée et le couple est désespéré. La fille a été utilisée dans ce réseau de commerce et la beauté n’était plus. Lorsque le couple fonce en camion dans la mer, c’est comme un geste de sauvegarde de leur principe idéal de beauté. C’est une volonté de ne pas se soumettre à l’ordre qui existe, à l’autorité.

JP : Beaucoup de lecteurs ont fait entrer le texte en résonnance avec la Corée des années 2010. La réussite matérielle n’éloigne pas du suicide, bien au contraire, comme en témoigne le taux de suicide élevé en Corée du Sud. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la société coréenne depuis cette période du miracle économique ?

CY : C’est une longue période ! Je crois que dans les années 70 et 80, il y avait toujours un déséquilibre qui créait une crise, une conscience de crise dans la société coréenne. J’étais déjà en Corée à ce moment-là. Il y avait le progrès économique au niveau de la vie quotidienne et au niveau politique, c’était la période de dictature. La Corée se libère vers la fin des années 80, avec la rébellion de 1986, et surtout avec les jeux olympiques de Séoul [en 1988, ndlr.]. Avant d’arriver dans les années 90, ce déséquilibre a toujours provoqué une sorte de crise existentielle dans la société coréenne. Puis il y a eu la chute du mur de Berlin. C’est important car sous la dictature en Corée, il y a toujours eu une tendance à la révolte et les idées de gauche ont toujours été très présentes. C’est aussi la période à laquelle la poésie coréenne est devenue très masculine, alors qu’elle était généralement lyrique et féminine. Mais avec la crise politique, les poètes commencent à s’engager. Lorsque la littérature sert de moyen, les textes ont un sens sur le moment mais ensuite se perdent dans l’histoire littéraire. À partir des années 2000, la société est libérée du poids immense de la dictature. Les gens d’aujourd’hui ne s’en rendent pas compte, comme s’ils ignoraient leur cicatrice et continuaient à vivre comme si de rien n’était. La dictature était un poids vécu quotidiennement. Puis, il y a eu la démocratisation relative de la société et les Coréens se sont sentis libérés. La société se lançait dans un libéralisme total, avec le succès informatique, économique et technologique. La Corée est entrée dans une autre phase. Je voulais montrer dans mon récit « Mannequin », qui a pour personnage principal une mannequin, un état des lieux de la Corée quelques années après celui de Tu n’es plus toi-même. Ce qui a changé c’est qu’il n’y a plus de conflit entre le matériel et le spirituel. C’est le corps qui prend le dessus. La valeur de l’apparence prend beaucoup plus d’importance. La famille du personnage vit grâce à son corps, par exemple lorsqu’elle vend ses mains ou son sourire pour une publicité. La beauté est exploitée, sur le même modèle qu’avant finalement, avec la même désagrégation des modèles traditionnels.

JP : Quand on interviewe des jeunes auteurs, ils parlent souvent de la littérature « en apesanteur », dégagée des problèmes sociaux. Que pensez-vous de cette formule ?

CY : La littérature change énormément après l’an 2000. Ce n’est pas que les auteurs ne s’intéressent pas au social mais je crois qu’ils manquent seulement de moyens. La société change tellement qu’il y a peut-être une forme de refus. C’est un peu la mode de ne pas parler de politique ou de la société, mais il y a quand même des auteurs qui s’y intéressent. La plupart des lecteurs aimeraient trouver ce que j’appellerais « la littérature de l’apparence », la littérature « de phénomène ». C’est-à-dire qu’ils n’analysent pas, ils montrent tout ce qui est léger et tout ce qui se voit, tout ce qui est lié au domaine du corps. Le corps prend de l’importance, on parle beaucoup de douleur corporelle, et du corps en général, que ce soit en bien ou en mal. Les écrivains ne sont plus des maîtres à penser, ce sont des hommes de sport, des gens de la télé… Tout ce qui se voit prend de la valeur. Et maintenant la chirurgie esthétique est presque devenue… à la mode. Il n’y a pas que les Coréens, mais aussi les Chinois et les Japonais qui viennent en Corée pour ça. L’ordre des valeurs dans la littérature commence à se transformer. C’est un phénomène qui est très intéressant et ces auteurs ne sont pas à sous-estimer.

JCDC : Vous êtes un témoin direct d’une période qui a été dure en Corée. Je crois que la difficulté y est encore présente, même si c’est sous une autre forme, plus démocratique évidemment. Tout à l’heure vous avez indiqué que la période à laquelle vous faisiez référence dans vos textes et celle d’aujourd’hui n’étaient pas les mêmes, pour autant, je voudrais savoir plus précisément si vous voyiez quand même quelques liens de filiation entre des formes de dictature militaire ou post-militaire à une période et des formes de dictature de l’argent par exemple aujourd’hui. Ce sera ma seule question.

CY : Même si armée et argent commencent tous deux par un A, ils sont quand même différents. Sous la dictature politique, qui est une idée, une forme non palpable, on savait où était l’ennemi et on pouvait se battre contre quelque chose. Mais l’argent… C’est quelque chose de fluide que je n’aime pas beaucoup. On ne peut pas savoir d’où il vient, il s’infiltre comme du gaz nocif et entre dans nos vies d’une façon invisible. On ne se sent pas attaqué par l’argent, on ne pense pas qu’il puisse être négatif. Voilà la différence. On ne sait pas qui est le plus dangereux…

JCDC : En tout cas, vous renforcez cette idée que je poursuis sur la nécessité de la figure de l’ennemi dans un certain nombre de cas. Choe Yun, nous vous remercions pour votre intervention. Nous formons le vœu que cette littérature « de l’apesanteur » ne s’envole pas trop haut, au point que nous ne puissions plus la lire ou l’attraper !

Rencontre avec Choe Yun, amphithéâtre de la Verrière
Rencontre avec Choe Yun, amphithéâtre de la Verrière, Cité du livre d’Aix en Provence.

Concours de littérature coréenne

Poétique de la soif, par Choe Yun, trad. Patrick Maurus, Actes Sud, 1991.

Viennent ensuite les résultats tant attendus du concours de littérature coréenne, qui revient à Aix lui aussi, après quelques années passées à Paris lorsque le centre culturel se chargeait de son organisation. Le jury composé de Philippe Che, maître de conférences de chinois (AMU) ; Franck De Crescenzo, éditeur ; Jean-Claude De Crescenzo, maitre de conférences de civilisation coréenne (AMU) ; Noël Dutrait, professeur émérite de chinois (AMU) ; Pierre Kaser, professeur de chinois (AMU) ; et Julien Paolucci, rédacteur en chef de la revue Keulmadang, a lu avec enthousiasme les 53 textes reçus par voie électronique. Tous les participants ont fait l’effort de s’approprier le texte de Choe Yun de la manière de leur choix, chronique, compte rendu, rêverie ou autre. La décision a finalement été prise de décerner 5 prix. Nous remercions à nouveau tous les participants et les 5 lauréats, qui se sont vu remettre un casque bluetooth, des enceintes bluetooth, une montre bluetooth, une tablette numérique et un ordinateur portable. Encore toutes nos félicitations aux cinq lauréats : Mathilde Sperdutto (5e), Pierre Jauffron (4e), Marwan Sarout (3e), Estelle Pigoglio (2e) et Inès Comby (1ère).

 

Les lauréats du concours avec le jury et l’auteur

Keulmadang remercie tous les participants du concours mais aussi tous ceux qui sont venus assister à cette rencontre. Nous vous donnons rendez-vous l’année prochaine pour de prochaines rencontres littéraires!

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