L’Étoile du chien qui attend son repas est une invitation à découvrir l’œuvre de Hwang Sok-yong, riche d’une profusion d’évocations d’une époque, d’un pays et des hommes et des femmes qui scintillent comme autant d’étoiles.
Loin des romans-fleuves dont l’auteur est un grand maître, ce petit roman d’à peine 247 pages constitue néanmoins une œuvre-repère, car elle fonctionne comme une matrice dans laquelle s’inscrivent les thèmes qu’on retrouve dans l’ensemble des titres traduits en français, les types de personnages qu’il a développés, les expériences, personnelles ou réinvesties. Il ne s’agit pas pour autant d’un abstract sans autre dessein que de marquer la piste, mais plutôt du dévoilement des origines de cette œuvre prolifique, magistrale évocation de l’histoire de la Corée au XXe siècle.
La structure du roman est d’ailleurs celle d’un livre-coffret. Le récit s’ouvre et se clôt sur le départ contraint du personnage principal Chun pour la guerre du Vietnam, comme le héros de L’Ombre des armes[1], guerre dans laquelle le gouvernement coréen a accepté d’engager des troupes aux côtés des forces américaines alliées de la République de Corée dans la lutte contre le régime de Pyongyang. La part autobiographique du roman est alors posée, mais elle ne se réduit pas au seul personnage de Chun. Le personnage principal cette fois, c’est l’état de jeunesse, et c’est au récit mémoriel que l’auteur fait référence, introduit dès la fin de ce premier chapitre. Chun croise Yonggil, un ancien camarade qui lui apparaît comme un fantôme, et c’est l’ouverture du roman : « […] alors que je disais adieu à ma jeunesse, je me rendis compte à quel point je l’avais aimée. »
En effet, le roman s’articule ensuite comme une œuvre chorale, chaque chapitre donnant la parole à un protagoniste de l’histoire. Les récits sont au passé, comme si chacun rapportait une pièce du puzzle de la vie d’autrefois. Au tout début des années soixante, ils sont amis, compères, frères, dans une Corée en reconstruction qui lutte contre les dégâts de l’Histoire. Des adolescents pétris de littérature et de philosophie occidentales, parfois mal traduites, mais qui servent leur révolte contre l’autoritarisme et la violence d’un gouvernement gardien d’une société conservatrice. Tous poètes ou peintres, ils empoignent l’art et la création comme outils de lutte. Ces chapitres composent une sorte de partition alternant call and response, avec des éléments avancés dans le chapitre de Chun, développés et poursuivis dans le chapitre suivant où interviennent ses amis, Yonggil, Sangjin, Innho, Chosun, deux filles aussi, Soni et Mia. Chaque personnage y compris ceux qui ne prennent pas directement la parole, sert le portrait d’une époque coréenne, encore sous le choc de la Guerre de Corée, blessée, amputée de ses racines, économiquement dévastée, où la dramatique scission entre ville et campagne, explorée lors de mémorables équipées aventureuses et désargentées, dessine une cartographie sensible à la source de l’œuvre de l’auteur : « Le souvenir d’un lieu est toujours lié aux gens qui s’y trouvent[2].» Le personnage de Taegum[3], jeune fille entrée au service de la famille et personnification de la dévastation du pays dans la nouvelle « Herbes folles » émerge donc peut-être de celui de la femme démente, qui hurle, recroquevillée sous un tas de haillons, au coin des toilettes publiques dans le quartier de Chun, et meurt gelée, une nuit de grand froid.
En quête de repères, ces jeunes gens n’auront de cesse de découvrir leur pays, et les traces de l’histoire, de retrouver dans la philosophie orientale et les textes des poètes coréens une parole identitaire tangible, comme lorsque attablés dans leur bistrot QG d’étudiants fauchés, le Mozart, ils récitent des extraits de poèmes de gens « disparus […] restés sur papier crottin [mais] plus attachants que les poèmes traduits des Grands-Nez[4]». Plus attachants parce que plus proches, « Nostalgie » du « Pays natal[5]» où l’on rebrousse chemin à l’idée d’avoir à affronter la perte. D’être profondément déçu comme Jong l’ouvrier itinérant de La Route de Sampo[6].
« Je ne sais pas pourquoi nous recherchions à ce point les vestiges du passé. C’était probablement le désir de découvrir le pays jusque dans ses parties les plus reculées[7].» Retrouver l’origine, explorer, révéler et surtout s’affronter aux limites, géographiques, culturelles, politiques, voilà l’expérience que s’imposent ces jeunes héros, multiples reflets d’un même sentiment de manque, d’une avidité de vivre en même temps que de la peur indissociable de l’échec, du rejet, de l’exil intérieur auquel contraint la rébellion. Celui de la vie repliée d’un sous-marin, une chambre comme celle qu’occupe Chun chez sa mère, ou un état clandestin comme le héros du Vieux Jardin[8], combattant de Gwangju, recherché par la police. Une peur qui peut conduire aux frontières de la mort, au renoncement, au dégoût de la vie.
Combien l’époque nous façonne, voilà une des démonstrations de ce roman. Les dates, 1960, 1964, les évènements politiques, Révolution du 19 avril, sommet Corée-Japon, marquent l’existence de cicatrices ineffaçables, la mort d’un copain, la prison. Chun et ses amis, ses doubles, les subissent, les commentent dans une forme d’expression faite de circonvolutions oratoires, d’allusions et d’évitements qui tiennent de la pose mais aussi de la pudeur, et d’une volontaire distanciation. Distanciation que par contre ils rejettent lorsqu’elle exprime dans la langue même les valeurs surannées de respect inconditionnel pour l’aîné, ou pour l’ancien ordre japonais, mais qui rappelle aussi la circonspection de mise dans un pays où la liberté d’expression n’existe pas. Inho : « Si quelqu’un ne se montre pas tel qu’il est intérieurement, c’est qu’il a un problème par rapport au monde[9].» L’intransigeance de la jeunesse révèle son exaspération d’avoir à vivre dans une société muselée, jusque dans sa langue.
L’expérience de la marginalité commence par le refus d’un système scolaire qui les formate, ce que Chun explicite dans sa lettre à son professeur : « Je suis resté songeur en constatant que l’existence était largement influencée, voire façonnée […] par le temps passé dans la contrainte de ces règlements visant à reproduire le système […] Il ne s’agit de rien de plus qu’un interminable entraînement destiné à nous dompter[10].» Dans ces phrases, qui sonnent comme l’éternelle profession de foi rimbaldienne de l’adolescent avide de transgression et de liberté, résonnent aussi la profondeur et la constance de la révolte de l’auteur contre l’asservissement volontaire. S’ensuivent quelques mois de folles cavalcades dans les montagnes, toujours plus loin, et de retours temporaires, auprès de parents à la fois démunis et respectés, puis une équipée fantastique de véritables baroudeurs, à travers le pays, tout au long d’un été torride, ponctué de quelques haltes rafraîchissantes au bord de la mer : les images lumineuses de la nature, la montagne, la mer, l’eau, la pêche, le soleil fonctionnent comme autant de marqueurs de la vie et s’opposent à la ville, la modernité, la société qui broie les individus, et la culture imposée qui fait que les apprentis poètes s’abusent : « au lieu de regarder les étoiles, vous écriviez le mot étoile[11]» leur rappelle leur ami, qui introduit l’expérience comme révélateur de la valeur des choses. Ces pages sont un hymne à la jeunesse hardie et intrépide, des pages nerveuses, fiévreuses, où s’exprime l’immense talent de conteur de Hwang Sok-yong, où le rythme du récit s’approche de la scansion dramatique, et la poésie des évocations rappelle le lyrisme réaliste du poète Shin Kyongnim[12].
Mais les rêves de Chun sont ceux d’un homme debout. Ses errances ultérieures, alors qu’il cherche passionnément à donner un sens à sa vie, le conduisent à suivre avec enthousiasme un travailleur itinérant un peu hâbleur, qui lui fait découvrir la vie des ouvriers, sur les ports, les bateaux et les grands chantiers qui dessinent la Corée à venir, dont la réussite économique a le goût amer de la peine des hommes et de leurs révoltes comme dans Les Terres étrangères[13]. Dénuement, vie errante, habitat précaire, promiscuité, mais aussi générosité des repas partagés, chaleur des mets populaires traditionnels, l’alcool comme lien social, l’empathie de Hwang Sok-yong pour le peuple se retrouve dans l’ensemble de son œuvre.
Chun partira pour le Vietnam dans une sorte d’urgence, comme à chaque nouvelle expérience, sans savoir ce qui l’y attend, avec pour seul regret peut-être celui de n’avoir pas revu Mia. Mais enfin, là, le choix est clair : il s’agira de vivre, ou de mourir.
C’est en se rappelant sa jeunesse qu’on garde ses rêves. Hwang Sok-yong ne peut pas être réduit à la définition d’écrivain réaliste, témoin, voire chantre d’une époque révolue et dont il faudrait s’affranchir pour aller de l’avant. Contrairement à l’image que suggère en français le titre du roman, ce dernier opus est l’acte de son impossible soumission, il est définitivement l’écrivain de la révolte, celui de la résistance. Son œuvre lutte contre l’oubli, mais loin d’un contestable passéisme, il est la vigie qui rappelle à la Corée et à sa jeunesse de ne pas se laisser emporter dans la tempête, comme un Sewol au capitaine sans scrupules.
Les valeurs que défend Hwang Sok-yong sont universelles et son œuvre résonne en nous, chaleureuse et familière. Ce roman en est la porte, grande ouverte.
[1] L’Ombre des armes, 2002, Zulma (trad. de Yeong-Hee Lim, Marc Tardieu et Françoise Nagel)
[2] p. 156
[3]« Herbes folles », nouvelle publiée dans le recueil La Route de Sampo, 2002, Zulma(trad. de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet)
[4] p. 193-195. La langue coréenne étant restée longtemps interdite, on imagine que sa littérature n’était plus éditée, mais imprimée clandestinement. Le « papier-crottin » était utilisé après la Libération.
[6] La Route de Sampo, op.cit.
[7] p.137
[8] Le Vieux Jardin, 2005, Zulma (trad. de Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot)
[9] p.37
[10] p.79
[11] p.35
[12] Le rêve d’un homme abattu : choix de poèmes, 1995, Gallimard (trad. Patrick Maurus)
[13] Les Terres étrangères, 2004, Zulma (trad. d’Arnaud Montigny et Jungsook Kim)
L’ÉTOILE DU CHIEN QUI ATTEND SON REPAS
DE HWANG SOK-YONG
Traduit du coréen par JEONG Eun-jin et Jacques BATILLIOT
Serge Safran, 247 pages, 19.90 €