Même si les deux recueils de nouvelles ne sont pas encore traduits, les lecteurs français ont pu découvrir dans la présentation qui lui a été consacrée dans un numéro de la revue Europe, sous la direction de Jean Bellemin-Noël, une émouvante nouvelle Le Rideau, dans laquelle l’auteure montrait son talent autant que sa sensibilité. Han Yujoo fait partie de cette génération d’écrivains pour qui la réflexion sur l’écriture et sur le métier d’écrivain est inséparable de la production littéraire.
Née en 1983, diplômée de littérature allemande et de philosophie, passionnée de littérature occidentale (Berhnard, Kundera, Schmitt) et coréenne (Yi In-seong ou Oh Jeong-hee), Han Yujoo est aussi éditrice et chargée de cours à l’université. Elle est francophone et a vécu à Paris et à Aix-en-Provence, en résidence d’écriture.
Comme la plupart des écrivains coréens, elle débute sa carrière par la nouvelle, en 2003 et publie en 2006 Vers la lune, un recueil de nouvelles, suivi d’un autre, Le livre de glace, en 2009.
Niant l’unité du moi, préférant la cohabitation de contradictions et de paradoxes, tantôt assoupis tantôt guerriers, elle abandonne l’impossible unité pour laisser éclater en myriades de mots, des situations au bord de la rupture, des excès en tous genres. Dans Un impossible conte de fées, le personnage principal est double : «La môme», c’est son nom, s’attache aux basques de Mia, une autre gamine de son âge, avec le projet l’assassiner. Les deux personnages ne se rencontreront jamais, comme ne se sont jamais rencontrées les deux mains du narrateur de la nouvelle Main droite, main gauche [traduction en cours].
Le tour de force est là : comment mettre deux fillettes en scène sans que le roman devienne un roman pour enfants ? Car, Un impossible conte de fées est un roman qui met en scène un monde d’adultes, non pas impitoyables comme on pourrait le craindre, mais tout simplement pas à la hauteur de la situation. Des adultes qui rendent impossible le conte de fées que pourrait être l’enfance. En quelques phrases brèves et sèches, le roman s’ouvre par la scène d’un chien tombé dans une rivière, sous le regard d’un public impuissant.
Un chien.
Il y a un chien.
Le courant l’emporte.
Le chien nage.
Oui, même tombé à l’eau, il faut avancer pour survivre. Malgré la compassion du public, mi-attristé mi-voyeur, il faut avancer pour survivre. Et souvent se débattre plus que se battre. Le chien qui nage, préambule à la solitude, ne cessera de hanter les pages suivantes. Mia et La môme marquent les deux facettes d’un même personnage coincé entre le désir d’être et le désir de ne pas être.
La môme et Mia se débattent toutes deux dans un monde d’adultes tantôt cruels tantôt lâches, rarement à la hauteur de leurs responsabilités. Et tandis que Mia se débat entre deux pères, tous deux revendiquant la paternité, une mère veule et absente, qui achète à sa petite fille, en compensation, tout ce que la gamine veut. Toutes deux s’avancent dans un monde figé : les immeubles d’une résidence, une école, une benne à ordures, un chat soupçonneux immobile sous une voiture. Une inévitable bagarre, au ralenti, entre les deux pères présumés, tournera au grotesque.
Refusant la tendance très contemporaine à se préoccuper de l’histoire, l’auteure cherche à déployer sa propre conception de la littérature et de la forme romanesque qu’elle doit adopter.
Mais voilà, il y a un roman à écrire. Et ce roman à écrire se fait sentir tout au long. Les affres de l’écrivain, ses doutes se condensent en recherches absurdes, en renoncements, en simulacres et en simulations, pour faire référence à Baudrillard. Mais le roman, lui seul peut garantir de la violence de la vie. Et peu importe que la violence de l’écriture y réponde symétriquement. C’est elle qui en assure le contrôle. Une violence toute contenue ; car ce roman à écrire commence par un vol de cahiers d’écoliers. En Corée, les élèves tiennent un journal qu’ils font régulièrement viser par l’enseignant. La maladresse des jeunes écoliers les truffent de mots « laids » qu’il faut soustraire à la vue des lecteurs, le professeur pour commencer. La seule façon de les cacher, c’est encore de les voler et de les jeter dans une benne à ordures. Le drame de l’écrivain est dévoilé : s’assurer que le mot soit parfait. Le roman est alors prétexte à interrogations : comment dénicher le mot le plus beau du monde, comment désigner les humains, les choses. Existe-t-il suffisamment de mots pour désigner toutes les choses du monde ?
Détournant les codes du roman, Han Yujoo cherche à le déborder, à le prendre à revers, en refusant une coupable complicité avec le lecteur. Car la seule complicité qui vaille, c’est celle que le lecteur veut bien construire.
Dans le rapport muet et silencieux qu’entretiennent Mia et La môme, la narratrice va s’y jeter sans vergogne. La triangulation naît du duo. Car si une main pense et l’autre écrit, qui va assassiner Mia ? Qui tiendra le couteau ? Ce jeu à trois entre personnages et narratrice marque le moment où rien ne peut avancer de façon homogène. Mia s’avance presque sereinement dans la vie, dans une vie où tout se négocie, tout s’achète et tout se vend, à la condition que le chantage affectif auprès de l’autre triangle (les deux pères et la mère) fonctionne correctement.
Mia, l’enfant gâtée malgré le désintérêt de ses géniteurs, n’envisage de perspective que dans l’accumulation de produits pour lesquels une stratégie de conquête est toujours à mettre en place. C’est dans cette perspective qu’elle entretient un rapport avec sa famille. Plus exactement, c’est le contrat implicite qu’elle passe avec eux. La narratrice la qualifie de chanceuse, non pas parce qu’elle obtient tout ce qu’elle désire, mais plutôt parce que sa vie se résume à acquérir. Peu importe les rapports délétères avec sa famille, il y aura toujours un nouveau pull-over ou une bicyclette à se faire offrir. Dans une société qui n’offre plus aux rapports sociaux que son propre délitement, il reste aux individus à vouloir toujours plus comme mode de défense.
À l’autre bout de la chaîne, La môme, elle, n’a ni chance ni malchance. Elle a plutôt une absence de chance. La déambulation au milieu des tours résidentielles, les allers-retours sans but, les assassinats d’animaux par des adolescents inconscients, attentifs à réaliser leurs moindres désirs, même les plus odieux, montrent combien l’impasse est, si nous osons le dire, au bout du chemin. L’enfance préparée à une perspective sans perspectives ne pourra jamais être un conte de fées. Ici, ce n’est pas la vie qui a fait faillite mais les structures de la société qui ne cessent d’offrir leur propre impossibilité à donner du sens à une période aussi intense de préparation à la vie d’adulte.
Ces deux enfants, l’une contrainte à vivre l’accumulation et l’autre à vivre le délestage marquent toutes deux l’impossibilité de vivre une enfance féérique dans un monde centré sur la destruction où l’écriture même ne permet pas d’obtenir une satisfaction salvatrice, une réparation possible.
UN IMPOSSIBLE CONTE DE FÉES
DE HAN YUJOO
Traduit du coréen par HWANG Ji-young et Jean-Claude de CRESCENZO
Decrescenzo Éditeurs, 256 pages, 17€,
1 commentaire