Après Histoire d’un couple, Hong Yeon-sik raconte cette fois l’installation d’une petite famille au nord de Séoul, là où l’herbe est plus verte, comestible, et les loyers moins chers. Il y a désormais un petit enfant qui tète goulûment le sein de sa mère. Les personnages ont des têtes de chat stylisées, pourquoi pas, ce sont des têtes de chats très sympathiques, et ça n’empêche pas l’auteur de les marquer des stigmates de l’épuisement, de la maladie, de la vieillesse aussi. On se dit, tiens, il remet ça, le retour à la terre, le goût du terroir et des maisons traditionnelles, charmantes mais mal isolées. C’est le complexe de l’intello qui veut se prouver que seul sur une île déserte, il assurerait sa survie. C’est une forme d’entraînement finalement. Et même si on n’y croit qu’à moitié, on se laisse charmer par l’ambiance champêtre, juste altérée par le gros tas d’insecticide camouflé sous la bâche, au fond du jardin, comme une tache sale sur le joli tableau, la trace d’un monde ancien qui s’effacera lentement, pour laisser naître une nouvelle vie .

Car en réalité, il s’agit ici d’explorer les nouveaux codes de la société coréenne. Le manhwa s’organise comme la vie de Madang, écartelé entre sa nouvelle existence et le souvenir de son enfance, vers laquelle ses parents aujourd’hui usés par la maladie le rappellent sans cesse, lui le fils aîné, responsable devant la société coréenne et la culture confucéenne du bien-être de leurs vieux jours. Un chapitre consacré à la vie campagnarde, la vie joyeuse de jeunes parents qui s’émerveillent de voir grandir leur enfant, et recherchent le meilleur pour lui, le chapitre suivant de retour dans la capitale, dans un petit appartement en sous-sol, obscur et un peu sordide, où végètent le père handicapé et alcoolique, ancien travailleur de force et tyran domestique, et son épouse, qui se meurt à petit feu. Tous deux s’expriment dans une langue désuète, phrases tronquées, expressions familières, une langue populaire, que ne pratiquent plus leurs enfants, partis depuis longtemps explorer d’autres horizons.

Dans le visage fané de sa mère,  Madang cherche constamment le souvenir d’une jeune femme dynamique et excellente cuisinière, la mère nourricière coréenne par excellence, qui passe sa vie entre le marché et la cuisine, que cent kilos de chou n’impressionnent pas dès lors qu’il s’agit de préparer le kimchi[su_tooltip style= »bootstrap » position= »north » rounded= »yes » content= » Chou fermenté pimenté qui accompagne tous les repas coréens. »]1[/su_tooltip] pour l’année. Madang se souvient de ces heures passées à la regarder cuisiner pour le bonheur de sa famille. La priorité était encore à l’époque de « bien manger », ce qui signifiait « manger beaucoup », pour garantir la santé dans l’éventuelle adversité.

Mais la société coréenne n’a jamais été tendre pour les pauvres, aujourd’hui pas plus qu’hier. Dans le manhwa, l’omniprésence des messages publicitaires pour les assurances de prévoyance à destination des vieux parents signe le déclin du pacte confucéen : malheur à ceux qui n’ont pas les moyens, la solidarité n’est plus de mise, les enfants ne rendent plus à leurs parents l’attention et les soins prodigués et rejettent le modèle parental, même s’il leur arrive de culpabiliser.

La nourriture, c’est-à-dire la vie, ne se mesure plus en quantité, et les critères de sa qualité eux-mêmes évoluent : bien manger devient manger sain, naturel, et Madang s’écarte encore un peu plus de la cuisine maternelle pour, à sa façon désormais, garantir la santé et l’avenir de sa petite famille, en transformant les méthodes culinaires dont il a hérité. D’ailleurs, sa femme n’intervient pas dans la cuisine, signe là encore que le monde change.

Or, si on est sans nul doute en République de Corée dans cette histoire, les situations des uns et des autres ressemblent à notre vie en Occident, en France, et ce n’est pas le moindre des intérêts de ce manhwa que de pointer à la fois ces ressemblances entre des sociétés historiquement si différentes, que le choix d’un même modèle socio-économique a finalement rapprochées.

Si bien qu’un manhwa, bande dessinée d’expression coréenne, décrit le statut d’un état sociétal transcontinental et son auteur, en procédant à son auto-analyse, s’impose comme un double, un reflet, de l’individu lambda de toute société capitaliste contemporaine.

Chapeau, l’histoire de chats !

Des personnages attachants, des situations comiques ou tragiques comme dans la vie, un dessin fourmillant de détails réalistes et poétiques, autant d’intérêts pour découvrir sans barguigner ce deuxième opus de la vie de Hong Yeon-sik, paru cette année aux éditions Sarbacane.


LE GOÛT DU KIMCHI
HONG YEON-SIK
Éditions Sarbacane, 368 pages, 19.50 €

Documentaliste dans l' Education Nationale, et très impliquée dans la promotion de la littérature pour la jeunesse, j'ai découvert la production coréenne il y a plusieurs années, et j'ai été emballée! Je m'attache donc dans Keulmadang à en partager les délices avec les lecteurs, sans m'empêcher parfois de chroniquer un roman ou une bande dessinée pour les plus grands.