Nous avons découvert à l’occasion de votre première nouvelle traduite en Français, Aoï Garden, un monde plongé dans l’obscurité, ravagé par les épidémies et dont les habitants sont « faits comme des rats », à la merci des détritus et de la puanteur qui les entourent. Je fais ici un rapprochement volontaire avec votre premier roman, Cendres et rouge , dans lequel le rat occupe une place symbolique. Pouvez-vous nous éclairer sur la genèse de ces deux œuvres ?
J’ai écrit la nouvelle Aoï Garden entre 2004 et 2005, un an après l’apparition de l’épidémie de S.R.A.S à Hong Kong, en 2003. À cette époque-là avaient lieu les funérailles de l’acteur Leslie Cheung (ndlr : Leslie Cheung est un acteur hongkongais). Je regardais la cérémonie funéraire à la télévision et voyais défiler des gens vêtus de noir, portant un masque blanc pour se protéger de l’épidémie. Le contraste des couleurs, du noir et du blanc, m’a saisi. Il reflétait l’ironie, voire le décalage d’une telle situation : des hommes qui, malgré la peur de la mort, témoignaient leur désir de vivre lors de funérailles… La nouvelle Aoï Garden était née. Pour Cendres et rouge, l’idée m’est venue à la lecture d’un magazine scientifique. Je lisais un article sur les zones à haut risque sismique. Il était dit que certains habitants de ces zones sur-réagissaient au moindre message d’alerte, qu’il s’agisse d’un séisme important ou d’une secousse moindre. La peur de l’événement qui va arriver, même s’il ne représentait qu’un danger relatif, plongeait ces personnes dans une sorte de torpeur — de laquelle elles ne pouvaient sortir qu’en se jetant par la fenêtre. D’une certaine façon, ces gens mouraient de la peur de la mort. C’est à ce moment-là que je me suis dit que j’aimerais écrire l’histoire d’un homme qui a toujours peur, et dont le désir de vivre conduit à sa propre perte.
On rappellera au lecteur que dans votre roman il est question d’un personnage T-K, employé d’une entreprise de pesticide, envoyé dans un pays C, siège de la société, pour y suivre une formation de gestionnaire ; qu’à partir du moment où il posera les pieds dans ce pays inconnu, une suite d’événements peu probables le plongera dans une situation inextricable. Si j’ai usé du terme « symbole » en parlant du rat, c’est qu’en suivant sa trace dans les bas-fonds, on en revient toujours au même point : la société des hommes, et ce que l’on voudrait cacher…
Le monde des hommes est le symétrique en surface du monde souterrain, celui des rats. Si le monde dans lequel nous évoluons est celui qui nous ait donné à voir à chaque instant, le monde des rats, lui, est invisible; pas seulement parce qu’il est souterrain, mais aussi par ce que l’homme se refuse à le voir. Quand j’ai pensé au monde souterrain, ce qui m’est venu en premier à l’esprit était le rat. Celui qui règne sous terre, symbole de toutes les afflictions, notamment les épidémies. Il constitue la base de mon roman dans lequel ce qui est enfoui sous terre depuis trop longtemps finit par engloutir notre monde propre en surface.
L’arrivée du personnage T-K dans cette ville inconnue est intéressante ; elle contient de nombreux points communs avec l’arrivée de K au village dans Le château de Kafka. Tous deux arrivent à la nuit tombée, à pied, répondant à la convocation d’un lieu dont ils ignorent tout, hormis l’existence. On pourrait pousser cette analyse bien plus avant dans le récit. Est-ce que « absurde » ou « univers kafkaïen » sont des termes que vous retenez pour définir votre œuvre ?
J’aime beaucoup les romans de Kafka. L’arrivée de T-K au village, le personnage MOL qui reste sans visage tout au long de l’œuvre et qui porte « la solution » à jamais inaccessible à T-K, doivent être vus comme les éléments d’un univers étrange où la solitude est la norme, sans pour autant participer de l’absurdité que Kafka édifie.
Cette entreprise nébuleuse derrière laquelle se cache l’acronyme MOL m’amène à une question sur votre travail d’écriture. Est-ce que le premier aspect de votre travail — avant de caractériser les individus — n’est pas la création de ce monde sans issue dans lequel les personnages prennent ensuite forme ?
Il est certain que les événements triomphent des individus dans Cendres et rouge. Le personnage principal ne fait que suivre le cours d’une histoire à laquelle il ne peut s’opposer. Lorsqu’il arrive dans son pays d’accueil, il est immédiatement pris en charge, mis en quarantaine, signe qu’un ordre social s’est érigé sans lui. Dès lors, il ne pourra que se mouvoir dans un univers aux frontières préétablies. Dans mon travail actuel, j’adopte une démarche diamétralement opposée. Je crée d’abord des personnages qui au fil du récit vont affirmer leur caractère en même temps qu’ils façonnent l’univers qui les entoure.
Dans la dernière partie de l’œuvre, où l’on suit le personnage principal dans sa vie quotidienne, ce qui ressort le plus est la solitude qui l’habite. Il y a cette image récurrente de lui dans une cabine téléphonique, il passe des coups de fil et voudrait que quelqu’un de l’autre côté de l’appareil décroche et prononce son nom. Cette solitude, on la retrouve dans l’œuvre de certains de vos contemporains, Eun Hee-kyung ou Shin Kyung-sook par exemple, mais sous le prisme d’une écriture intériorisée. Au contraire, dans votre roman, on part d’une subjectivité tellement forte qu’elle finit par déformer la réalité, les images sont sur-imprimées dans l’esprit du lecteur, lui interdisent de fermer le livre en même temps qu’elles le mettent mal à l’aise. On assigne parfois à votre œuvre les termes « glauques » voire « hard-core ». Pourquoi cette surenchère dans l’écriture ?
La solitude est un vaste sujet, abondamment illustré dans la littérature coréenne contemporaine. Chaque écrivain a une approche différente. Eun Hee-kyung aborde ce sujet avec une certaine douceur, en intériorisant le mal-être de ses personnages; tandis que Shin Kyung-sook a une vision plus générale, elle se place du point de vue de la communauté. Dans mon cas, j’essaie d’établir une certaine distance entre mon narrateur et les personnages, d’où l’utilisation de la troisième personne. La distance que je maintiens perturbe la distance même entre le lecteur et le l’histoire racontée. Le malaise que l’on ressent ne vient pas tant de la violence ou de l’atrocité des scènes représentées, mais dans l’absence de frontières clairement établies. Le lecteur plonge « malgré lui ».
De la solitude à la question de l’identité, il n’y a qu’un pas. Là encore, vous adoptez une posture originale. Si l’on prend par exemple l’œuvre de Kim Jung-hyuk, l’univers décalé dans lequel s’inscrivent les personnages a pour but de révéler leur identité singulière, qui se détache de la norme. Chez vous, en abolissant les frontières de l’espace (surface vs sous terre), du genre (Animal vs Homme), on fond les individus dans une norme en les plongeant dans l’anonymat le plus complet, on les désidentifie…
J’imagine que chaque écrivain bâtit son univers, nourri de son travail, de ses expériences, de ses pensées intimes… cela forme un tout. Il est difficile pour moi de vous dire ce qui motive profondément que je m’intéresse à tel sujet, et ma manière de le traiter. Je suis spectateur du monde qui m’entoure et de mon écriture qui chemine… Finalement, comme n’importe quel lecteur, je suis moi aussi la lectrice du roman que j’écris, et suspendue à son interrogation.
Il y a eu la littérature d’après-guerre des années 60, puis les années 70 se sont emparées du thème de l’industrialisation, dans les années 80 il était question de l’oppression politique, enfin les années 90 traitaient de la montée de l’individualisme. Dans la société d’aujourd’hui, on a du mal à percevoir ce qui pourrait provoquer l’engagement litttéraire. Comment qualifieriez-vous ce moment de l’histoire littéraire coréenne ?
Sans doute qu’à partir des années 2000, rien n’a été assez fort pour susciter la vocation d’écrivain. Ce que j’entends par là, c’est qu’il n’y a pas eu à partir de ces années- là, d’événements historiques duquel la littérature a dû s’emparer impérieusement. Dans les années 90 est apparu ce que l’on appelle « la littérature féminine », une écriture très intériorisée, un repli contre l’oppression de la famille ou de la société. Mais depuis lors, le mouvement d’individuation de l’écriture s’est poursuivi jusqu’à l’éclatement de celle-ci en autant d’auteurs. Si bien qu’on ne peut pas donner à cette période un nom précis ni rattacher un écrivain à un mouvement littéraire sûr et clairement défini.
Puisqu’ il y a autant d’œuvres possibles que d’auteurs, revenons maintenant à Cendres et rouge, qui est votre premier roman… Qu’a impliqué pour vous le passage de la nouvelle à un format plus long ?
Dans la nouvelle, l’attention est portée sur le personnage ; car il n’a y pas l’espace nécessaire pour autre chose à part lui. Le passage au roman m’a permis de développer ce qui était alors en arrière-plan dans mes nouvelles. Comme je souhaitais rendre compte d’un univers où la loi est donnée, j’ai pu apporter tout le soin nécessaire à la description d’un monde auquel les personnages venaient se greffer ensuite.
Il y a tout de même un point commun entre Aoï garden et Cendres et rouge. À chaque fois, la couleur dominante est le noir. Peut-on espérer entrevoir un peu de lumière dans vos prochains romans ?
Mon prochain roman sera de facture plus réaliste. Ce sera une histoire comme tant d’autres, comme celles que nous vivons tous les jours. Cependant, sans plonger mes personnages dans un monde d’afflictions, j’y aborderai toujours le thème de la solitude. Je peux changer de forme, mais le cœur de mon œuvre restera le même.
Quelles sont vos impressions sur l’accueil de Cendres et rouge en France ?
J’étais bien sûr très impatiente de connaître l’accueil qu’allaient me réserver les critiques et le public français. Au fil de cette interview, j’ai pu remarquer que l’éclairage apporté à mon œuvre était sensiblement le même en France qu’en Corée. Je vous remercie de la lecture attentive et approfondie que vous avez faite de mon roman, et de m’avoir comprise.
Propos recueillis par Paolucci Julien,
traduits par Hong Seong-hye.
Crédits Photo : Monthly Chosun
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